Qu’est-ce qui a bien pu pousser Jean-François Kahn à écrire, dans les toutes dernières pages de son magnifique ouvrage L’Extraordinaire Métamorphose, que Victor Hugo n’avait jamais été socialiste et qu’il ne le serait jamais ?
Les preuves du contraire ne manquent pourtant pas dans l’œuvre du maître. Bien plus encore, Hugo revendique avoir été socialiste avant même de devenir républicain. Par exemple, dans un discours qu’il prononce en 1869 au Congrès de la Paix de Lausanne, il dit ceci :
« Le socialisme est vaste et non étroit. Il s’adresse à tout le problème humain. Il embrasse la conception sociale tout entière. En même temps qu’il pose l’importante question du travail et du salaire, il proclame l’inviolabilité de la vie humaine, l’abolition du meurtre sous toutes ses formes, la résorption de la pénalité par l’éducation, merveilleux problème résolu. Il proclame l’enseignement gratuit et obligatoire. Il proclame le droit de la femme, cette égale de l’homme. Il proclame le droit de l’enfant, cette responsabilité de l’homme. Il proclame enfin la souveraineté de l’individu, qui est identique à la liberté. Qu’est-ce que tout cela ? C’est le socialisme. Oui. C’est aussi la république »1
Certes, Hugo n’a jamais perçu son action politique comme liée à un parti à construire, et ce que nous lisons se situe bien en amont des développements historiques survenus par la suite. Pourtant, si la Droite actuelle ne semble toujours pas avoir pardonné à Hugo son retournement de veste en 1849, c’est sans doute parce qu’il fut un homme qui, par le seul travail de la raison, a changé son propre statut, passant de poète aristocrate et royaliste à celui d’écrivain rebelle et républicain. Il a refusé de se soumettre au coup d’Etat de 1851 et s’est retranché dans un long exil, d’abord à Bruxelles, puis l’île de Jersey, et enfin l’île de Guernesey. Il est une sorte de saint républicain. Ses œuvres attaquent sans relâche Napoléon III : Napoléon le Petit (1852), Les Châtiments ( 1853) , Histoire d’un crime (1877). Elles sont un socle pour tous les républicains alertés par les menaces de coup d’Etat. Il laisse dans ses notes personnelles une définition que Jean Jaurès lui-même n’aurait pas désavouée :
« Il y a le socialisme qui abolit la misère, l’ignorance, la prostitution, les fiscalités, les vengeances, par les lois, les inégalités démenties par le droit ou par la nature, toutes les ligatures, depuis le mariage indissoluble jusqu’à la peine irrévocable. Ce socialisme-là ne détruit pas la société ; il la transfigure »2.
Durant ses exils successifs, au-delà de son intransigeance à l’égard de celui qu’il appelle « Napoléon le Petit », Victor Hugo devient l’écrivain du peuple mettant en évidence la misère et plaidant pour la soulager. Hugo incarne à l’échelle mondiale la défense des Droits de l’Homme et du Citoyen. Il se fait le défenseur d’un certain socialisme et se méfie d’un autre qui deviendra le communisme :
« Le vrai socialisme, ce n’est pas le dépouillement d’une classe par l’autre, c’est-à-dire le haillon pour tous, c’est l’accroissement, au profit de tous, de la richesse publique […] Quant au communisme, je n’ai jamais eu pour idéal un damier. Je veux l’infinie variété humaine. »3
Ailleurs, les formules de Hugo gardent une intensité toujours d'actualité. Comment ne pas penser à la gauche d'aujourd'hui, celle dominée par l’idéologie Woke, en lisant ceci :
« Il n’y a pas cent socialismes comme on le dit volontiers. Il y en a deux. Le mauvais et le bon. Il y a le socialisme qui veut substituer l’Etat aux activités spontanées, et qui, sous le prétexte de distribuer à tous le bien-être ôte à chacun sa liberté. »
Alors, être socialiste, qu’est-ce que cela signifie ? Pour Victor Hugo, c’est d’abord s’intéresser à la partie sans voix de la population, à la partie la moins chanceuse de la vie, les sans-dents de la société. Ainsi, il se fait tribun de la plèbe. Dans Les Châtiments, il les nomme et les définit :
« Ils s’appellent vulgus, plebs, la tourbe, la foule.
Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule,
Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non,
N’a jamais de figure et n’a jamais de nom ;
[…]
Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus,
Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus.
Ils sont les passants froids, sans but, sans nœud, sans âge ;
Le bas du genre humain qui s’écroule en nuage ;
Ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on ne compte pas,
Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas.
L’ombre obscure autour d’eux se prolonge et recule ;
Ils n’ont du plein midi qu’un lointain crépuscule,
Car, jetant au hasard les cris, les voix, le bruit,
Ils errent près du bord sinistre de la nuit. »
Si Les Misérables reste encore aujourd’hui l’un des livres préférés des français, c’est sans doute aussi parce que deux Hugo semblent confronter leur façon de penser ; le nouveau républicain laïc d’après 1849 voulant régler ses comptes avec son ancien moi d’avant 1849, celui qui pensait tout le contraire.
C’est justement dans Les Misérables que Hugo fait état de sa pensée socialiste. Certains passages conservent une portée intemporelle, ils n’ont pas pris une ride. Comment ne pas penser au mouvement des Gilets Jaunes, par exemple, en lisant ceci :
« En dehors des partis politiques proprement dits, un autre mouvement se manifestait. À la fermentation démocratique répondait la fermentation philosophique. L’élite se sentait troublée comme la foule ; autrement, mais autant.
"Des penseurs méditaient, tandis que le sol, c’est-à-dire le peuple, traversé par les courants révolutionnaires, tremblait sous eux avec je ne sais quelles vagues secousses épileptiques. Ces songeurs, les uns isolés, les autres réunis en familles et presque en communions, remuaient les questions sociales, pacifiquement, mais profondément ; mineurs impassibles, qui poussaient tranquillement leurs galeries dans les profondeurs d’un volcan, à peine dérangés par les commotions sourdes et par les fournaises entrevues. »
Que veulent donc les socialistes? L’auteur répond :
« Le bien-être de l’homme, voilà ce qu’ils voulaient extraire de la société. »
Bien que romancier, Hugo se veut pragmatique, réaliste, terre-à-terre, et il le signale à qui sait le lire:
« Tous les problèmes que les socialistes se proposaient, les visions cosmogoniques, la rêverie et le mysticisme écartés, peuvent être ramenés à deux problèmes principaux.
Premier problème : Produire la richesse.
Deuxième problème : La répartir.”
Puis, il envoie encore une pique à l'encontre du communisme :
« Le communisme et la loi agraire croient résoudre le deuxième problème. Ils se trompent. Leur répartition tue la production. Le partage égal abolit l’émulation. Et par conséquent le travail. C’est une répartition faite par le boucher, qui tue ce qu’il partage. Il est donc impossible de s’arrêter à ces prétendues solutions. Tuer la richesse, ce n’est pas la répartir.
Les deux problèmes veulent être résolus ensemble pour être bien résolus. Les deux solutions veulent être combinées et n’en faire qu’une. »
Répartir la richesse sans la tuer: qu'est-ce qui a changé depuis que ces lignes ont été écrites? En 2018, 26 personnes détenaient autant de richesses que les 3,8 milliards de personnes qui constituaient la moitié la plus pauvre de l'humanité. Depuis 2015, 1% des plus riches possèdent davantage que les 99% restants. (rf. Henri Pena-Ruiz, Front Populaire n°10).
« Résolvez les deux problèmes, encouragez le riche et protégez le pauvre, supprimez la misère, mettez un terme à l’exploitation injuste du faible par le fort, mettez un frein à la jalousie inique de celui qui est en route contre celui qui est arrivé, ajustez mathématiquement et fraternellement le salaire au travail, mêlez l’enseignement gratuit et obligatoire à la croissance de l’enfance et faites de la science la base de la virilité, développez les intelligences tout en occupant les bras, soyez à la fois un peuple puissant et une famille d’hommes heureux, démocratisez la propriété, non en l’abolissant, mais en l’universalisant, de façon que tout citoyen sans exception soit propriétaire, chose plus facile qu’on ne croit, en deux mots sachez produire la richesse et sachez la répartir ; et vous aurez tout ensemble la grandeur matérielle et la grandeur morale ; et vous serez dignes de vous appeler la France."4
Voilà, en dehors et au-dessus de quelques sectes qui s’égaraient, ce que disait le socialisme; voilà ce qu’il cherchait dans les faits, voilà ce qu’il ébauchait dans les esprits. »
A méditer en temps de guerre idéologique....
Références de l'article:
Deux figures de la République sociale: Vitor Hugo et Jean Jaurès, par M. Rémy Pech.
1. (Congrès de la Paix de Lausanne, 1869, in Victor Hugo, Ecrits politiques, Paris, Livre de Poche, p. 250.)
2. Choses vues, 1848, op.cit., p. 658-659.
3. Victor HUGO (1802-1885), Avant l’exil (discours 1841-1851)
4. Les Misérables, Quatrième partie, Livre premier. IV, Lézardes sous la fondation.
Bibliographie:
Pour celles et ceux qui souhaitent découvrir la vie et l'oeuvre de Victor Hugo, la biographie la plus "grand public" est celle proposée par Max Gallo. Même si son accessibilité évince de nombreux aspects de la vie du grand homme, les deux volumes de cet ouvrage permettent une bonne introduction et peuvent vous donner envie d'en savoir davantage.
Si tel est le cas, la biographie Victor Hugo par Alain Decaux reste une référence, avec un travail passionnant qui se lit comme un roman fleuve.
Enfin, si c'est la période de "mutation" de Victor Hugo évoquée dans cet article qui vous intéresse, alors ne manquez pas l'ouvrage de Jean-François Kahn à ce sujet. Cette fois, on entre dans le détail, et si vous aimez le XIXe siècle et ses courants de pensées, vous allez vous régaler. Brillamment écrit avec une plume passionnée, on peut regretter toutefois le manque d'un index à la fin, ce qui aurait permis de retrouver facilement les nombreuses figures évoquées.