Il y avait, dans la structure de l’ancienne société, deux vices fondamentaux qui appelaient deux réformes principales. En premier lieu, les privilégiés ayant cessé de rendre les services dont leurs avantages étaient le salaire, leur privilège n’était plus qu’une charge gratuite mise sur une partie de la nation au profit de l’autre : il fallait donc le supprimer. En second lieu, le gouvernement, étant absolu, usait de la chose publique comme de sa chose privée, avec arbitraire et gaspillage : il fallait donc lui imposer un contrôle efficace et régulier.
Rendre tous les citoyens égaux devant l’impôt, remettre la bourse des contribuables aux mains de leurs représentants, telle était la double opération qu’il fallait exécuter en 1789, et les privilégiés comme le roi s’y prêtaient sans résistance.
Ainsi la double réforme ne rencontrait point d’obstacles, et, il suffisait, pour l’adopter, d’un tour de scrutin."
Hélas, c'était mésestimer l'impact idéologique d'un livre en particulier, intitulé Du Contrat Social, écrit par Jean-Jacques Rousseau, et paru en 1762. Ce livre dont le premier chapitre s'ouvre sur cette phrase:
"L'homme est né livre, et partout il est dans les fers",
et qui poursuit plus loin par cette idée que :
"Renoncer à sa liberté c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs",
et dont l'auteur propose enfin de donner la solution à un problème fondamental: comment "Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun en s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant?"
Magnifique proposition philosophique à laquelle et l'historien Hippolyte Taine n'est pas dupe :
"Appliquez le Contrat social, si bon vous semble, mais ne l’appliquez qu’aux hommes pour lesquels on l’a fabriqué. Ce sont des hommes abstraits, qui ne sont d’aucun siècle et d’aucun pays, pures entités écloses sous la baguette métaphysique."
C'est en effet la grande critique de Taine sur l'ensemble des événements de la Révolution française de 1789: d'un côté se trouvaient les belles idées humanistes et libératrices de toute espèce d'esclavagisme social, d'un autre côté se trouvait l'incapacité des révolutionnaires à respecter leurs idéaux.
Il faut dire que :
"Sur les vingt-six millions de Français, vingt-cinq millions ne lisent pas ; c’est tout au plus si un million lisent ; et, en matière politique, cinq ou six cents sont compétents. Tombée en de pareilles mains, la philosophie semble une parodie d’elle-même, et rien n’en égale le vide, si ce n’est la malfaisance et le succès.
"De tels esprits, dégarnis ou dévoyés, ne peuvent manquer de prendre le Contrat social pour Évangile : car il réduit la science politique à l’application stricte d’un axiome élémentaire, ce qui les dispense de toute étude, et il livre la société à l’arbitraire du peuple, ce qui la remet entre leurs mains."
Car, en effet, dans Du Contrat Social, Rousseau précise qu'une mise en berne pratique de la liberté individuelle est quand même nécessaire à l'accomplissement de la liberté de papier:
"Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps: ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre".
Forcer à être libre? Quel bel oxymore ! Il suffit de remplacer le mot libre par penser comme nous, et tout devient plus clair dans cette contradiction. Autrement dit, les empêcheurs de penser en rond risquaient leur vie.
Déjà au moment du serment du Jeu de Paume (le 20 juin 1789), "un seul député, Martin d’Auch, a osé écrire à la suite de son nom : « opposant ». Insulté par plusieurs de ses collègues, « dénoncé sur-le-champ au peuple qui s’est attroupé à l’entrée de la salle, il est obligé de se sauver par une porte détournée pour éviter d’être mis en pièces », et, pendant quelques jours, de ne plus revenir aux séances."
Mais il faut dire que la plupart des articles de la Déclaration des Droits de l'Homme est du Citoyen ne sont que des dogmes abstraits, des définitions métaphysiques, des axiomes plus ou moins littéraires, c’est-à-dire plus ou moins faux, tantôt vagues et tantôt contradictoires. Par exemple, l'article Ier dit que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » La première phrase condamne la royauté héréditaire consacrée par la Constitution, mais au moyen de la seconde phrase, on peut légitimer la monarchie et l’aristocratie héréditaires. Chercher l'erreur ! Il en va de même pour les Articles 10 et 11 en vertu desquels on peut soumettre les cultes, la parole et la presse au régime le plus répressif. L'Assemblée constituante a suivi jusqu’au bout son principe, qui est celui de Rousseau. De parti pris, elle a refusé de considérer l’homme réel qui était sous ses yeux, et s’est obstinée à ne voir en lui que l’être abstrait créé par les livres.
Pas de doute, les Jacobins de la Révolution de 1789 étaient les ancêtres de nos militants Woke actuels. Sous le grand nom de liberté, chaque vanité cherche sa vengeance et sa pâture.
Pendant les trois années qui suivent la prise de la Bastille, c’est un étrange spectacle que celui de la France. (…) De loin, c’est le règne de la philosophie ; de près, c’est la dislocation carlovingienne.
En effet, à partir du 14 juillet, "la persécution illégale précède la persécution légale, et le privilégié qui, par les nouveaux décrets, semble seulement ramené sous le droit commun, se trouve en fait relégué hors du droit commun. Privilégiés à rebours, les nobles ne peuvent rester dans un pays où, en respectant la loi, ils sont effectivement hors la loi. "
Dans une lettre de Franche-Compté, un noble écrit:
« Il est absolument contraire aux droits de l’homme de se voir perpétuellement dans le cas d’être égorgé par des scélérats qui confondent toute la journée la liberté avec la licence. »
Le 10 août 1792, on a égorgé les Suisses qui n’avaient point tiré et qui s’étaient rendus, les blessés gisant à terre, leurs chirurgiens, tous les domestiques du château, bien mieux, des gens qui, comme M. de Clermont-Tonnerre, passaient dans la rue, et, en langage officiel, cela s’appelle maintenant la justice du peuple.
Traqués comme des bêtes, les riches ne savent plus où se cacher:
"Nul refuge, ni chez soi, ni chez autrui, ni sur les routes : dans les petites villes et les bourgs, on retient les fugitifs. (…) Dans toute la campagne, les châteaux isolés sont engloutis par la marée populaire (…) Des abbayes et des châteaux, celle-ci s’étend aux « maisons bourgeoises ». (…) on en veut maintenant à tout ce qui possède. (…) « C’est la guerre des pauvres contre les riches »
C'est alors la fuite des élites. "La noblesse de Bretagne est entièrement sortie ; l’émigration commence en Normandie ; elle s’achève dans les provinces frontières ». Cent mille Français chassés à la fin du dix-septième siècle, cent vingt mille Français chassés à la fin du dix-huitième siècle, voilà comment la démocratie intolérante achève l’œuvre de la monarchie intolérante. "
Tous les monstres qui rampaient enchaînés dans les bas-fonds du cœur sortent à la fois de la caverne humaine et s’acharnent sur les femmes que leur célébrité infâme ou glorieuse a mises en évidence. Ici à la férocité s’adjoint la lubricité pour introduire la profanation dans la torture, et pour attenter à la vie par des attentats à la pudeur. Dans Mme de Lamballe tuée trop vite, les bouchers libidineux ne peuvent outrager qu’un cadavre ; mais pour la Desrues, ils retrouvent, avec les imaginations de Néron, le cadre de feu des Iroquois. À l’Abbaye, un ancien soldat, nommé Damiens, enfonce son sabre dans le flanc de l’adjudant général de la Leu, plonge sa main dans l’ouverture, arrache le cœur, « et le porte à sa bouche comme pour le dévorer ». « Le sang, dit un témoin oculaire, dégouttait de sa bouche et lui faisait une sorte de moustache. » À la Force on dépèce Mme de Lamballe ; ce qu’a fait le perruquier Charlot qui portait sa tête, je ne puis l’écrire ; je dirai seulement qu’un autre, rue Saint-Antoine, portait son cœur et « le mordait ».
Tout est prétexte à exterminer son voisin; ainsi, comme souvent dans l'histoire, l’antisémitisme refait surface:
"Les révoltés tombent sur les Juifs, leurs sangsues héréditaires, mettent à sac leurs maisons, se partagent leur argent, et leur donnent la chasse comme à des bêtes fauves. (…) Du Juif créancier au chrétien propriétaire la distance n’est pas grande, et tout de suite elle est franchie."
Vers le même temps, aux fugitifs la loi a joint les bannis, tous les ecclésiastiques insermentés, une classe entière, près de 40 000 hommes
En 1794 : Quatre cents prêtres, reclus dans l’entrepont d’un vaisseau en rade d’Aix, encaqués les uns sur les autres, exténués de faim, rongés de vermine, suffoqués par le manque d’air, demi-gelés, battus, bafoués, et perpétuellement menacés de mort, souffrent plus que des nègres dans une cale ; car, par intérêt, le capitaine négrier tient à maintenir en bonne santé sa pacotille humaine, tandis que, par fanatisme révolutionnaire, l’équipage d’Aix déteste sa cargaison de soutanes et voudrait la voir au fond de l’eau. — À ce régime qui, jusqu’au 9 Thermidor, va s’aggravant tous les jours, la détention devient un supplice, souvent mortel, plus lent et plus douloureux que la guillotine, tellement que, pour s’y soustraire, Chamfort s’ouvre les veines et Condorcet avale du poison.
Évidemment, le simulacre du jugement n’est qu’une parade ; on l’emploie comme un moyen décent, parmi d’autres moins décents, pour exterminer les gens qui n’ont pas les opinions requises ou qui appartiennent à des classes proscrites; Samson à Paris et ses collègues en province, les pelotons d’exécution à Lyon et à Nantes, ne sont que les collaborateurs des égorgeurs proprement dits, et les massacres légaux ont été imaginés pour compléter les massacres purs et simples.
De ce dernier genre sont d’abord des fusillades de Toulon, où le nombre des fusillés dépasse de beaucoup 1000 ; les grandes noyades de Nantes, où 4800 hommes, femmes et enfants ont péri ; ensuite, les innombrables meurtres populaires commis en France depuis le 14 juillet 1789 jusqu’au 10 août 1792 ; le massacre de 1300 détenus à Paris en septembre 1792 ; la traînée d’assassinats qui, en juillet, août et septembre 1792, s’étend sur tout le territoire ; enfin, l’égorgement des prisonniers fusillés ou sabrés sans jugement à Lyon et dans l’Ouest. Même en exceptant ceux qui sont morts en combattant et ceux qui, pris les armes à la main, ont été fusillés ou sabrés tout de suite et sur place, on compte environ 10000 personnes tuées sans jugement dans la seule province d’Anjou ; aussi bien les instructions du Comité de Salut public, les ordres écrits de Francastel et Carrier, prescrivaient aux généraux de « saigner à blanc » le pays insurgé, et de n’y épargner aucune vie : on peut estimer que, dans les onze départements de l’Ouest, le chiffre des morts de tout âge et des deux sexes approche d’un demi-million
Alors, la Révolution de 1789, qu'est-ce que c'est? L'extermination d'une partie de la population par une autre partie de la population. Cette fois, qui est l'oppresseur ? "Le peuple, c’est-à-dire l’attroupement, cent, mille, dix mille individus rassemblés au hasard, sur une motion, sur une alarme, et tout de suite, irrésistiblement, législateurs, juges et bourreaux. Partout ils se croient autorisés et se conduisent comme une troupe conquérante sous les ordres d’un général absent.
« Pour tout homme impartial, écrit le ministre Malouet, la Terreur date du 14 juillet. »
Personnes et biens, grands et petits, particuliers et fonctionnaires, le gouvernement lui-même, tout est sous la main de la multitude. « Dès ce moment, dit un député, il n’y eut plus de liberté, même dans l’Assemblée nationale… La France… se tut devant trente factieux."
"On célèbre le peuple, son grand sens, sa magnanimité, sa justice. On adore le nouveau souverain ; on lui répète en public officiellement, dans les journaux, à l’Assemblée, qu’il a toutes les vertus, tous les droits, tous les pouvoirs. S’il a versé le sang, c’est par mégarde, sur provocation, et toujours avec un instinct infaillible."
Aucune lumière n’arrive plus aux yeux qui prennent leur aveuglement pour de la clairvoyance ; aucun remords n’atteint plus l’âme qui érige sa barbarie en patriotisme et se fait des devoirs de ses attentats.
Cet article a été réalisé à partir de notes de lectures effectuées sur le travail colossal et passionnant de Hippolyte Taine. Pour une raison de confort visuel, toutes les citations n'ont pas été mises entre guillemets, mais les extraits choisis sont à retrouver dans Les Origines de la France Contemporaine aux éditions BOUQUINS/ROBERT LAFFONT. La version numérique est consultable en ligne sur le site de wikisource, et cela gratuitement puisque l'œuvre appartient au domaine public :
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Origines_de_la_France_contemporaine