"Il est très connu de nos services [de police] et de la population berruyère. C'est une personne très malpropre. Il circule fréquemment en ville, soit pour faire ses courses, soit pour son travail, vêtu de vêtements en loque. De temps à autre, il s'habille en femme. Il est considéré comme un individu excentrique, un peu simple d'esprit. Il vit seul et la baraque qu'il occupe est malproprement tenue".
Tout compte fait, ce rapport de police datant de juin 1964 met en plein dans le mille. Ou presque. Il ne dit toutefois pas l'essentiel: Bascoulard - c'est de lui dont il s'agit - est surtout connu de la population locale pour être un artiste né. Un dessinateur de grand talent, peintre à l'occasion. Que dessine-t-il? La rue; les rues, les quartiers, les façades décrépites, les bâtiments anciens, les carrefours, les banlieues désolées, l'atmosphère de cette ville située exactement au centre géographique de la France, dit-on: Bourges.
Grand talent, pourtant Marcel Bascoulard n'aurait sans doute pas intéressé les magnats de l'Art Contemporain qui dominent aujourd'hui et, ce qui est remarquable, il se serait certainement moqué d'eux comme d'une guigne en retour. En effet, le jeune Marcel n'était pas sorti d'une école des beaux-arts, n'avait pas obtenu de diplômes pour certifier son talent, n'avait pas un projet de carrière artistique, et pourtant, comme tout artiste, il ne pouvait s'empêcher de réaliser ce vers quoi il se sentait irrésistiblement poussé.
Né dans la vallée du Cher en 1913, il passe son adolescence à St Florent-sur-Cher, près de Bourges, quand sa mère tue son père d'un coup de revolver. Son père, simple maçon, était un véritable démon qui faisait vivre un enfer à son épouse et à son fils. La mère a pris le taureau par les cornes et réglé son problème. Bonjour l'ambiance dans la famille !
A 23 ans, sa vie est déjà celle d'un marginal. Il vit dans un taudis situé sur un terrain vague; une sorte de Cour des Miracles où l'on s'embourbe facilement. Pour ce qui est de la biographie détaillée, on ira lire l'excellent travail de Patrick Martinat qui a consacré deux ouvrages au génial bonhomme.
Il faut bien comprendre que Bascoulard ne fut pas clochard parce qu'il n'avait pas de succès, mais parce qu'il a volontairement refusé de vivre dans d'autres conditions matérielles. A l'instar de Hokusaï, ce génie du dessin japonais, notre Marcel n'était pas plus intéressé par l'argent que dans un but alimentaire et matériel de première nécessité.
D'ailleurs le terme de Diogène est évoqué dans diverses biographies pour expliquer la manière de vivre de ces deux maîtres. Bascoulard fut reconnu de son vivant, et assez tôt dans sa vie. Certains de ses dessins sont retenus parmi les œuvres présentées à l'Exposition Internationale des arts et techniques de Paris en 1937. A Bourges, il se tisse un réseau de commerçants chez qui il trouve, en échange de ses dessins vendus, de quoi s'alimenter. Il y eut même en 1968 une exposition lui étant entièrement consacrée. Après cet événement, victime de trop de commandes, l'artiste ne fournit plus. Conscient de sa démarche d'artiste, Marcel explique que ce que les gens lui demande sans cesse - c'est à dire redessiner ce qu'il a déjà fait - ne l'intéresse pas du tout au point de vue de son parcours créatif. En dédicace à un dessin réalisé sur commande, Bascoulard écrit:
"Agaçant travail, mais fait selon l'idée du client qui se fait responsable du peu de valeur d'une telle besogne.... Puisse-t-il le comprendre".
Ailleurs il précise:
"Je regrette ce travail de copiste, de photographe qui n'exprime pas ce que je ressens. Ce ne sont pas les oeuvres d'un artiste, mais celles d'un artisan qui effectue une commande selon le goût du client".
Un autre artiste que lui, je veux dire ne menant pas une vie de vagabond, aurait-il su capter avec tant d'intérêt ce qui a priori ne représente pas d'intérêt pour les gens du commun? Quelqu'un d'autre qu'un va-nu-pieds aurait-il su capter si finement l'atmosphère du lieu? Il faut prendre le temps d'un week-end et déambuler dans les rues de Bourges pour percevoir à quel point ses dessins font mouche.
Je regarde cette photo de l'église Saint Pierre vue de la rue des Trois-Bourses et... mince! Je me suis encore trompé: il ne s'agit pas d'une photo mais d'un dessin. Le rendu, exécuté avec une plume très fine, donne l'illusion photographique. Même le directeur des Beaux-Arts de Bourges confirme: "Bascoulard, c'est un photographe".
Son oeuvre ramène l’œil du spectateur à hauteur d'homme. Nous sommes là, debout dans la rue, avec lui. Il a bien fallu qu'il s'arrête en un endroit précis, qu'il se tourne à tel angle de vue particulier, et qu'il laisse le temps couler autour de lui tandis qu'il se laissait absorber par le jeu de dessin de son paysage.
Beaucoup de dessinateurs actuels parviennent à un résultat quelque peu ressemblant à ce travail, en s'appuyant sur des photos prises au préalable. Il faut bien se rendre compte que les dessins de Bascoulard sont le résultat de ce qu'il a dessiné d'après nature, et qu'il n'a pas cherché à jouer les impressionnistes dans son rendu final. L'absence quasi systématique de personnages et de véhicules accentue le sentiment d'éternité. Les dessins furent créés dans la durée, contrairement à la photographie, alors à quoi bon représenter un passant? Une voiture? Un oiseau? Beaucoup trop fugaces. Tandis que les arbres, les champs, les chemins, les pans de murs, tout ce qui en a vu passer de générations et d'évolutions, oui.
Nombreux sont les témoignages qui racontent à quel point Bascoulard sentait mauvais, ou intriguait par son comportement, ou surprenait par ses propos, ou qui spéculent encore sur les raisons de son assassinat, chez lui, à près de 65 ans, mais très peu de témoignages viennent expliquer comment il procédait pour créer. Avait-il des encriers portables avec lui? Dessinait-il toujours debout ou avait-il un reposoir? Combien de temps prenait-il dans une journée? Revenait-il plusieurs jours de suite pour poursuivre un dessin? Quand on observe de près ses dessins, on s'aperçoit qu'il n'y a aucun trait droit, rien qui ne soit dessiné à la règle, et même pas de traits continus. Il semble avoir dessiné par petits traits, par à-coups. Ce genre de technique donnerait des dessins amateurs ou mal assurés chez la plupart des artistes; mais pas chez lui.
Bascoulard nous dit que l'âme des berruyers et berruyères se trouve tout aussi bien dans ces rues, ces ruelles, ces impasses, ces banlieues, ces terrains vagues qui ont constitué les décors de leurs vies. Il nous a donné à voir ce qu'il y a d'extraordinaire dans l'ordinaire que l'on ne voit plus. Voilà que notre regard découvre subitement toute la poésie qui était cachée là, dans ce volet mal fermé, dans ces pavés usés, dans ces pans de murs qui ont souffert toutes les intempéries. Nous n'avions pas vu, maintenant nous voyons mieux et percevons mieux. C'est à cela que sert l'art, n'est-ce pas?
Certains lieux semblent hantés par les artistes qui y ont vécu. Bourges en fait partie. Mais aujourd'hui encore, qui peut dire si c'est la ville qui est marquée du souvenir de Bascoulard ou bien si c'est l'oeuvre de Bascoulard qui est gorgé de l'âme de Bourges ?
Bibliographie, pour aller plus loin:
- Bascoulard, de Patrick Martinat, chez Arts et Photo Editions.
- Bascoulard, de Patrick Martinat, chez Cahiers dessinés.
Hugues Folloppe, décembre 2019.