L'énigme du Déjeuner sur l'Herbe

Rejetée par le jury du Salon de 1863, cette œuvre est exposée par Manet sous le titre Le Bain au Salon des Refusés accordé cette année-là par Napoléon III. Elle en constitua la principale attraction, objet de moqueries et source de scandale.

Aussi paradoxale que l'idée puisse paraître, avec cette œuvre Manet revendique l'héritage des maîtres anciens et s'inspire de deux œuvres du Louvre, à savoir, Le Concert Champêtre du Titien,

alors attribué à Giorgione, qui lui fournit le sujet, tandis que la disposition du groupe central s'inspire d'une gravure d'après Raphaël, Le jugement de Pâris. Manet y reprend le trio que l'on aperçoit en bas à droite sur la gravure.

Toutefois, dans Le déjeuner sur l'herbe, la présence d'une femme nue au milieu d'hommes habillés n'est justifiée par aucun prétexte mythologique ou allégorique. Que signifie-t-elle alors?

Le tableau est construit comme une scène traditionnelle de peinture qui représenterait un baptême, mais dans laquelle il n'y a rien de religieux, avec un oiseau qui plane en point d'orgue de la composition comme pour signifier qu'il faut regarder tout en détails.

Qu'y voit-on? Une sorte de sultan magnifique qui n'est pas le prince charmant mais peut-être le diable tentateur, une famille enfin rassemblée où l'on rencontre Eugène, le frère de Manet allongé sur la droite du tableau, Ferdinand Leenhoff qui deviendra son beau-frère l’année même de la présentation du tableau, Alexandrine Meley - la future Madame Zola -  qui prend un bain en arrière plan, et enfin Victorine Meurent devant eux au premier plan.

Ainsi, Le Déjeuner sur l'Herbe est un tableau qui n'a l'air de rien alors qu'il est le commencement d'une nouvelle histoire parce qu'il remet tout en question. 

Manet construit des espaces structurés à deux dimensions - c'est ce qui fait sa différence radicale à l'égard des impressionnistes avec lesquels ils n'a rien à voir¹. Manet n'a jamais voulu être exposé dans les expositions impressionnistes, en particulier l'exposition de 1874 ². Il s'est toujours tenu à l'écart, il a toujours joué solo, pour des raisons très compliquées.³

Ce tableau donne l'impression de parties distinctes rassemblées en collages sur la même surface, raison pour laquelle la femme Alexandrine Meley au bain à l'arrière-plan est proportionnellement trop grande par rapport aux trois personnes assises au premier plan.

Il faut bien comprendre que cela est tout à fait volontaire de la part de Manet. C'est un acte délibéré de rébellion par rapport aux canons esthétiques en vogue à l'époque. Manet, le grand bourgeois, a les moyens de se faire remarquer en faisant autrement que ce que le bon goût impose au Salon officiel.

Ce que déteste Manet, c'est le déjà-vu, les mimiques attendues, les clichés. Il ouvre ainsi la voie à toute une part de l'histoire de l'art. En 1863, on remarque aussi que ce tableau est trop grand pour son sujet. Mais là encore, c'est Manet qui a choisi de prendre délibérément un grand format pour un paysage ou une scène de genre, qui est un genre considéré comme inférieur aux grandes peintures historiques. 

Bien entendu, cette femme nue au milieu d'hommes bourgeois bien habillés fait scandale.

Pourquoi un tel format pour une image aussi salace? C'est impossible à vendre sous le manteau! Qui est cette femme qui pique-nique et dont les fruits font aussi penser à un collage incohérent, car cerises et figues ne sont pas des fruits de la même saison? Une grisette, une prostituée ou simplement une femme libre qui décide de ce qu'elle fait de son corps? En réalité, ce que le public ne peut pas deviner c'est que cette femme nue est elle aussi un collage.

Le corps un peu dodu est celui de Suzanne, la femme de Manet, et le visage est celui de Victorine Meurent.

Victorine Meurent,  également peintre, a l'habitude de poser comme modèle. Elle est même l'un des modèles favoris d'Édouard Manet: il la peindra huit fois au total.

C'est elle que l'on retrouve allongée dans l'Olympia. C'est elle la Femme au Perroquet, c'est elle aussi la femme à la guitare.

Dans le Déjeuner sur l'Herbe, nous avons sous les yeux le visage d'une femme et le corps d'une autre femme. 

Pour bien saisir l'ampleur de cette œuvre, il faut prendre l'Histoire de l'Art dans son ordre chronologique. Quand ce tableau est présenté au public, personne n'a encore jamais peint de cette manière. Jusqu'à cette date, savoir peindre - ou savoir représenter - n'était pas suffisant.

Il fallait aussi respecter certains codes imposés par l'Académie concernant les proportions, les effets techniques, la finition, la construction géométrique et autres règles de la peinture classique. Cela peut paraître difficile à comprendre aujourd'hui car par la suite de nombreux peintres se sont appliqués à faire voler en éclats tous les codes établis. 

Le Dejeuner sur l'Herbe est l'invention esthétique qui semble la promesse de ruine définitive du système académique ⁴ . Grâce à Manet, la voie de la libre expression est ouverte en peinture. Cette idée  dût plaire à un autre grand démolisseur, Pablo Picasso qui, presque cent ans, fit à sa manière plusieurs versions de l'œuvre de Manet, comme pour rendre hommage à un maître spirituel. 

Références:

1. Manet, Une Révolution Symbolique, Pierre Bourdieu, Points Essais

2. La Carrière des Peintres aux XIXe siècle, H. White et C. White, Editions Flammarion. 

3.Manet, Une Révolution Symbolique, Pierre Bourdieu, Points Essais

4. La Carrière des Peintres aux XIXe siècle, H. White et C. White, Editions Flammarion. 

5. Paul BERNARD-NOURAUD, « Le Déjeuner sur l’herbe », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 15/03/2024. URL : histoire-image.org/etudes/dejeuner-herbe