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Art & Culture

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Il n’est pas de miel plus doux que celui de la connaissance.


Pierre Bourdieu : une révolution en Histoire de l'Art

Publié par Hugues Folloppe sur 31 Août 2020, 12:39pm

Catégories : #Histoire de l'Art

  1. " On est dans la « religion de l’art » ; faire de l’histoire de l’art, ce devrait au contraire signifier faire de la science de l’art." 1

Cette proposition du sociologue Pierre Bourdieu reste plus que jamais d'actualité; il s'agit même de tout un programme à mettre en oeuvre.

Au fil des lectures de ces fameuses Histoire de l'art ou Histoire de l'art pour les nuls ou autres Essais sur l'Art, on se rend compte de deux choses: l'une est que l'on n'y apprend rien de bien intéressant, l'autre est qu'on a surtout affaire à des faits trop souvent noyés dans l'interprétation personnelle des auteurs ou des éditeurs. Cette interprétation est d'ordre soit sentimental, soit idéologique. En voici quelques exemples.

 

Serge Bramly, dans sa biographie sur Leonard de Vinci, comble les zones d’ombres par des suppositions ; Jacques Thuillier dans son Histoire de l’Art invite à ne pas s’intéresser à certains artistes2 qu'ils n'apprécie pas, en dédaignant leur importance, ce qui donne lieu à une étonnante censure de la part d'un historien d'art dont on attendrait au contraire qu'il nous donne à découvrir. Dans la même lignée, ici c'est Hector Obalk qui nous explique pourquoi le public a tort d’apprécier les œuvres pour lesquelles sa raison lui assure qu’elles sont mauvaises ; là, c'est Jean-Dominque Rey qui divague totalement sur la biographie de Claude Monet dans son essai publié dans une belle édition grand public :

« Ce qui distingue un grand peintre d’un peintre tout court, c’est sa capacité de trouver, à un moment donné de sa vie, habituellement au terme d’une époque d’incertitude et de doute, son second souffle (…) ».

Quelle belle règle ! On dirait presque une règle de géométrie tellement c'est rond. Rey avoue que ce critère est sévère mais décisif, avant de... réaliser son erreur et faire marche arrière en précisant que les artistes trop tôt disparus (Raphaël, Watteau, Seurat, Toulouse-Lautrec) sont bien évidemment exclus de sa théorie fumeuse.

Jean-Dominique Rey, critique d'art, a laissé de nombreux ouvrages à la postérité. Dans cet essai, après une présentation dans laquelle Rey tente coûte que coûte de donner un sens prophétique au patronyme de Claude Monet, voici ce que nous pouvons lire concernant le peintre des Nymphéas:

« En dernier ressort, cet homme n’a pas d’histoire, les événements de sa vie sont ceux de sa peinture, on pourrait tout ignorer ou presque de sa biographie (…)».

Rey suggère qu’aucun événement personnel ne fut véritablement digne d’intérêt et que rien de biographique ne vint jamais prendre la place de sa peinture. Exit, donc, ce qui a rendu possible la transformation d'un fils de paysans normands en peintre connu, exit les relations difficiles de Claude avec son père, exit sa vie parisienne,  exit le service militaire en Algérie, exit aussi les périodes de vache maigre, exit le gamin rebelle qui ne veut apprendre que de lui-même,  exit la mort des épouses et des amis... ça fait quand même beaucoup de choses passées à la trappe. Quant aux lettres de Claude Monet, Jean-Dominique Rey constate simplement:

« Ses lettres, à deux, trois phrases près, sont d’une banalité exemplaire ».

Les rares lettres qui nous restent de Monet adressées à Georges Clémenceau seraient donc – pour n’évoquer que cette fameuse correspondance -  sans aucun intérêt pour comprendre l’homme, sa personnalité, son humeur, ses sentiments. Non, vraiment, Rey nous le dit clairement : seule la peinture fut intéressante chez le peintre, rien d’autre.

« On ne lui connaît ni les sentiments ombrageux d’un Manet (…) ni les crises dramatiques d’un Van Gogh (…) ».

Vraiment ? Faisons un petit détour par la biographie ; que dit-elle ? 1868, le peintre écrit :

« Ma famille ne veut plus rien faire de moi ».

Monet est au désespoir. Il se jette dans la Seine pour en finir avec la vie 3. On fait peu cas de cette histoire dans les livres, préférant garder à l’esprit l’image d’un grand-père bienheureux au milieu de son jardin de Giverny. C’est vrai qu’une tentative de suicide, parce que ratée, n’entre pas dans le cadre de crises dramatiques comme les imaginaient Jean-Dominique Rey ! Imaginons un instant que Monet ait réussi son suicide, le même auteur aurait parlé d’artiste maudit, de mal du siècle, etc. Rey écrit, concernant la progression esthétique de Monet:

« Chez Monet, au contraire, on n’observe aucune régression ».

L’idéal d’un peintre sans doute ni hésitation fut cher à Rey, on le voit. Il le projette dans son texte, à rebours total de la vérité biographique. Pourquoi vouloir à tous prix détacher l’artiste des difficultés qu’il a pu traverser ? Les régressions, les stagnations, les périodes creuses font partie du processus du création d’une vie. Lisons, en 1909 : « Mais le moral de Monet n’est pas bon. Il passe une année sans peindre ». Une année entière, ce n’est pas rien. Lorsqu’il reprend sa peinture, un ami peintre lui fait remarquer que ce qu’il fait n’a pas aussi bon qu’auparavant...

Continuons dans le monde des inepties. Rey aime à se contredire lui-même ; il reconnaît que Monet a

« brûlé les étapes de l’habituelle formation de l’artiste, refusé les enseignements capables de l’entraver (…) »

mais souligne quand même qu’il « serait abusif de le ranger délibérément parmi les autodidactes ». Pour quelle raison ? Sa biographie témoigne du contraire.

Arrêtons là les exemples issus de cet essai parsemé d'approximations. La suite tient du n’importe quoi (ainsi, que Monet aurait accompli son œuvre sans s’en rendre compte, sans raison ; ou que les artistes sont ignorants de la science de leur époque ; ou que la démarche des tableaux en séries de Monet est la preuve d’une intuition de ce que le cinéma va réaliser…).

Et, pour finir ce bien triste tour d'horizon des ouvrages de vulgarisation destinés au grand public, le plus regrettable de tous est sans doute l'Histoire de l'Art d'Elie Faure. C'est lyrique, c'est passionné, c'est encore tout imprégné du romantisme du XIXe siècle, et c'est donc très mauvais. Le texte d'Elie Faure est une logorrhée qui n'explique rien et n'enseigne rien. Avec lui, il faut déjà connaître pour reconnaître. C'est le texte d'un écrivain qui se raconte à travers les lignes; c'est destiné aux poètes de l'esprit qui se représentent l'histoire de l'art comme un halo nébuleux où flottent des destins magnifiques. La poésie d'Elie Faure touchera les amoureux du style littéraire, mais pas les esprits rigoureux en quête des secrets de l'art. Hiroshige et Hokusai n'y sont cités qu'une seule fois, et encore, juste "en passant". Comme souvent d'ailleurs, l'erreur des historiens consiste à sous-estimer la force de l'art visuel. Ils rajoutent des mots sur ce qu'il suffit d'indiquer. Un dessin d'Hokusai vaut mieux qu'un long discours... 

Dans les pas de Pierre Bourdieu

Pierre Bourdieu a montré une voie possible quand il a dit: 

"Cette affirmation que l’œuvre d’art est un fait social total implique une rupture avec la vision de l’histoire de l’art, qui voit le développement de l’histoire de l’art comme une sorte de développement purement stylistique qui irait d’artiste individuel en artiste individuel"6.

Son superbe travail concernant la révolution symbolique instaurée par Edouard Manet nous montre l'ampleur de la tâche à accomplir. Elle est colossale:

Il faut sociologiser l'iconologie : les allusions [dans une oeuvre] ne sont pas de simples références mais des prises de position dans un champ, dans une compétition 4

et Bourdieu poursuit par l'exemple d'Edouard Manet:

L'habitus de Manet est ce qui fait exister le champ de forces comme espace des possibles, i.e., comme série de défis. Manet répond à toute une série de défis, Baudelaire et la peinture de la modernité (Constantin Guys), Courbet et le naturalisme, la peinture académique de genre (...) Il se définit par une série de refus, dans le sujet, la forme, la technique, la composition, etc, et, à travers toute une série d'expériences, il se construit et se découvre peu à peu.

Les artistes ne naissent pas à partir de rien; ils sont la somme de leur habitus et des différents champs qu'ils traversent et les génies sont ceux qui créent de nouveaux champs.

Ainsi, Pierre Bourdieu définissant l'œuvre de Manet en tant que Révolution Symbolique, c'est aussi, entre les lignes, un aveu de la part de son auteur. Avec cet ouvrage, Bourdieu nous apporte un baril de poudre et semble nous indiquer comment allumer la mèche. Tout est à reprendre; une page se tourne en Histoire de l'Art.

 

 

références:

  1. Pierre Bourdieu, Manet une révolution symbolique, editions Points Essais.
  2. (voir mon mon article sur la peinture en relief chez Salvador Dali http://www.huguesfolloppe.com/2017/12/salvador-dali-et-la-peintre-en-relief.html)
  3. Claude Monet – Georges Clemenceaux : une histoire, deux caractère, d’Alexandre Duval-Stalla, edt folio, p.83
  4. Pierre Bourdieu:

 

 

 

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