Que cachent donc ces "images doubles" que l'on retrouve deçà, delà dans les œuvres d'art de la Renaissance à nos jours ? Simple amusement artistique ou volonté d'offrir une dimension supplémentaire aux initiés ?
L'une des plus anciennes illusions d'optique au monde fut sculptée dans le temple d'Airavatesvara, au Tamil Nadu. Cette remarquable œuvre d'art de l'architecture Chola daterait de plus de neuf cents ans.
Dans l'image susmentionnée, on peut voir un taureau et un éléphant partageant la même tête. Si l'on retire le corps et les pattes de l'animal de gauche, la créature de droite ressemble à un éléphant. Mais si l'on retire le corps et les pattes de l'éléphant, il ne reste plus qu'un taureau. Cette sculpture est un exemple ancien d'énigme ambiguë.
Quelques peintres et illustrateurs ont poussé l'illusion visuelle jusqu'à un degré très avancé. Parmi les exemples les plus célèbres, Les escaliers de Scroeder, dessin où l'escalier peut être perçu soit comme vu du dessus ou comme vu de dessous:
le cube de Necker, dans lequel le dessin ne montre pas laquelle des deux lignes se trouvent devant et laquelle se trouve derrière,
ou encore le vase de Rubin, avec lequel on se demande s'il s'agit vraiment d'un vase ou de deux visages qui se font face,
ces dessins nous fournissent quelques exemples de ce que l'on pourrait appeler une "illusion d'optique", mais cela reste de l'ordre du jeu géométrique et n'implique pas un sens artistique caché.
Leonardo Da Vinci avait écrit dans ses notes personnelles que la peinture était "une chose mentale".
En cela, l'artiste use de son art pour envoyer consciemment et inconsciemment des informations au regardeur, ou pour se jouer de lui. C'est alors le regardeur qui fait l'œuvre d'art, car la clé de l'œuvre dépend en grande partie de sa capacité à décoder les signes qui sont présents sur la toile. C'est d'ailleurs ce qu'illustre parfaitement le roman de Dan Brown le Da Vinci Code et qui a fait son succès: la plupart du temps, le regardeur ne sait pas ce qu'il regarde.
Voilà pourquoi Marcel Duchamp a pu, très justement, dire:
" Il y a le pôle de celui qui fait une œuvre et le pôle de celui qui la regarde. Je donne à celui qui la regarde autant d'importance qu'à celui qui la fait. " 1
Ce qui ne signifie pas que le spectateur y trouve ce qu'il veut - car à ce moment-là on abandonnerait toute contextualisation de l'œuvre - mais cela ouvre la porte aux sens cachés.
On sait que Giuseppe Arcimboldo, peintre né dans le duché de Milan vers 1527, avait un ami d'enfance qui lui avait montré les carnets de notes et de dessins de Leonardo Da Vinci.
Et les tableaux qu'il réalisa vers 1563 assirent sa renommée en tant que peintre. Le Printemps, par exemple, offre au regard le profil d'un personnage souriant lorsqu'il est vu de loin, et se révèle être une composition florale lorsqu'il est vu de près.
Arcimboldo ouvrit la voie de cette double image, et par conséquent double création en une, qui divertit la vue et fait travailler l'esprit.
Plus proches de nous, les œuvres des britanniques Timothy Noble et Susan Webster se révèlent être les dignes héritières d'Arcimboldo. Leurs "sculptures d'ombres" incorporent divers matériaux, notamment des déchets ménagers, de la ferraille et des animaux empaillées. En éclairant ces montages sous un certain axe, la lumière projette sur la paroi des ombres chinoises très précises dont la grâce contrastent avec la laideur de l'amoncellement qui les a faites naître.
Ainsi, pour cette sculpture intitulée British Wildlife, 2000, le couple d'artistes aura employé 88 animaux empaillés ; 46 oiseaux (35 variétés), 40 mammifères (18 variétés), 2 poissons, du bois, du remplissage en fibre de verre polyester, de la fausse mousse, du fil de fer, et bien entendu un projecteur de lumière.
Même des mouvements picturaux plus éloignés de cet exercice de métamorphoses visuelles se sont laissés aller à certaines digressions inattendues, en témoigne ce tableau signé Edgar Degas intitulé La Côté Escarpée.
Au premier regard, on ne distingue rien d'autre qu'un paysage vallonné en bord de mer. Puis, on se rend compte qu'il y a là le corps d'une femme allongée dans la chevelure tombe de la falaise comme sur le bord d'un lit. En continuité apparaissent le visage, les seins et le ventre. Degas s'inscrit ainsi dans une tendance de paysages anthropomorphes du XVIe et XVIIe siècles.
L'image double sort du registre de l'amusant et acquiert une dimension fascinante grâce au talent du peintre catalan Salvador Dali, fasciné par les travaux sur l'optique. Dali avait toujours aimé, étant enfant, les dessins publiés dans les dernières pages des journaux et dont le jeu consistait à retrouver un élément invisible au premier coup d'œil.
Avec son tableau l'Enigme Sans Fin, réalisé en 1938, le jeu d'images doubles est poussé jusqu'au paroxysme. Certains historiens de l'art considèrent souvent ce tableau comme faisant office de manifeste, car il semble alors être l'aboutissement du travail de l'artiste sur les images multiples. En effet, à bien y regarder, on peut apercevoir soit un visage au centre de la toile, soit un cheval allongé dans le sens de la largeur, soit la proue d'une barque en bois, soit un chien géant dont la tête est dirigée vers une autre tête, soit un homme ou un cyclope soutenu par un bras.
Dans l'œuvre de Dali, l'image-double crée la sensation de la révélation d'un secret. Un secret qui découvre le regardeur attentif et qui ne serait pas accessible au commun des mortels, toujours trop pressés pour goûter une œuvre à sa juste valeur.
Des chercheurs de l'Université de Glasgow se sont également servis d'une autre toile de Salvador Dali, le Marché d'Esclaves avec Apparition du Buste Invisible de Voltaire, pour comprendre comment un cerveau traite l'information visuelle. Ces derniers ont étudié l'activité cérébrale des participants à qui ils ont demandé de regarder attentivement la peinture. Ils leur ont ensuite demandé de dire laquelle des deux images (les nones? ou bien le visage de Voltaire?) leur était apparue en premier.
L'expérience a montre que la perception consciente du buste de Voltaire est associée à certains éléments du tableau en basses fréquences spatiales (information visuelle grossière) alors que celle des sœurs est plutôt corrélée avec certains éléments en hautes fréquences (information visuelle fine).
Ce brève aperçu de la technique de l'illusion optique en art, nous permet de comprend qu'il ne s'agit pas seulement pour le spectateur de voir une œuvre, ni pour l'artiste de représenter. Les recherches scientifiques autorisent l'artiste à les reprendre à sa guise. Il peut ainsi perfectionner son art et donner à ses œuvres une dimension supplémentaire qui n'en finit pas de nous fasciner.
1. Ingénieur du temps perdu, p.122