Au XIXe siècle, Charles Darwin a eu des idées contre-intuitives géniales qui ont modifié notre regard sur la nature toute entière, en commençant par les animaux et les plantes qui nous entourent, jusqu’à la compréhension de notre propre espèce, les homo sapiens sapiens.
Au XXIe siècle, une nouvelle interrogation, issue du darwinisme, est posée par le physicien Lee Smolin depuis la parution de son livre The Life of the Cosmos: et si le darwinisme pouvait dépasser le cadre purement terrestre pour s'appliquer à une nouvelle cosmologie de l’approche de l’univers tout entier ?
De nos jours encore, ce qui reste bouleversant à la lecture de L’Origine des Espèces publié pour la première fois en 1859, c'est lorsque l'on réalise que les choses se font sans intention dans la nature. Par extension, Darwin expliquant que l'Homme est une espèce à part entière dans la nature, il faut comprendre que l'espèce humaine aussi est apparue sur Terre sans qu'aucune volonté de création n'en soit à l'origine.
« Le vieil argument d’une finalité dans la nature, comme le présente Paley, qui me semblait autrefois concluant, est tombé depuis la découverte de la loi de sélection naturelle. Désormais nous ne pouvons plus prétendre que la belle charnière d’une coquille bivalve doive avoir été faite par un être intelligent, comme la charnière d’une porte par l’homme. Il ne semble pas qu’il y ait une plus grande finalité dans la variabilité des êtres organiques ou dans l’action de la sélection naturelle, que dans la direction où souffle le vent. » Autobiographie, Paris, Seuil, 2008, p. 83.
C'est ce qui fait scandale dès la parution, en 1859, même si Darwin prend bien soin de ne pas évoquer la place de l'espèce humaine de front (il ne le fera qu'en 1871 dans La filiation de l'homme) .
Il faut reconnaître que cette approche scientifique peut sembler difficile à concevoir de prime abord car, nous autres, êtres humains, sommes des êtres doués de volonté.
Ainsi, nous possédons en nous cette faculté à projeter nos propres concepts dans la nature, comme si celle-ci répondait à des logiques humaines.1
Or, la régularité du monde n’est pas le fruit d’une quelconque volonté, et c’est ce que montre Darwin : on peut concevoir sans projet.
Les conditions d’émergence de la vie sont des conditions favorisantes, ce ne sont pas des conditions nécessitantes.
La question avait déjà été discutée, il y a environ deux mille cinq cents ans, par Leucippe, Démocrite et Epicure, qui affirmaient que le monde n'avait pas d'âme et n'était pas régi par la Providence, mais au contraire par une nature irrationnelle. C’est le problème complexe de la causalité.
"La naissance de l'espèce, comme celle de l'individu, constitue, à titre égal, des parties de cette vaste suite de phénomènes que notre esprit se refuse à considérer comme le résultat d'un aveugle hasard. La raison se révolte contre une pareille conclusion que nous puissions croire ou non que chaque légère variation de conformation, que l'appariage de chaque couple, que la dispersion de chaque graine, et que les autres phénomènes analogues aient tous été décrétés dans quelque but spécial." Darwin, La filiation de l'Homme, conclusion principale.
Ainsi le motif de l’harmonie ne repose sur aucune validation scientifique; mais les êtres humains ont une sainte horreur du hasard ; aussi dirons-nous que l’œil est fait pour voir, car cette implication d’une volonté dans l’émergence d’un organe nous paraît d’une grande évidence, héritée d’une conception créationniste de l’univers. En réalité, nous ne sommes pas ce que nous sommes par la volonté d’un programme. Par conséquent, Voir n’est pas un finalisme, pas un but, mais une condition issue du filtre de la sélection naturelle. Il est plus juste de dire que nous voyons grâce à l’œil. Les imperfections du corps prouvent d’ailleurs qu’il n’y a eu aucun « ingénieur général » pour nous superviser.
Cette idée, un autre esprit scientifique l'a eue également, dix-neuf siècle avant Darwin: Lucrèce. En effet, dans La Naissance des Choses, le poète épicurien écrivit les vers que voici:
"L'on inverse la cause en la plaçant après l'effet:
loin qu'aux fins de servir rien dans le corps ait été fait,
la fonction ne naît que de ce qu'existe l'organe.
Car, le moyen de voir avant que d'yeux l'on soit pourvu?
Avant la langue, d'où veut-on que la parole émane?
Bien plutôt, la langue a de loin le discours prévenu,
tout comme avant d'ouïr il fallait d'abord une oreille!
Et chaque organe, que je crois, d'une façon pareille,
apparut bien avant l'emploi qu'ensuite on en a fait:
Le corps n'a rien produit aux fins d'un usage en effet."
Voilà qui vient contredire l'adage selon lequel "la fonction crée l'organe", mais aussi bouleverser notre conception de l'univers héritée d'un langage subjectif, comme l'avait également souligné Nietzsche en 1887 dans son traité La Généalogie de la Morale:
"(...) de tous temps, dans le but décelable, dans l'utilité d'une chose, d'une forme, d'une organisation, on avait cru saisir aussi le fondement de son émergence, l'oeil comme étant fait pour voir, la main pour saisir. (...) Mais tous les buts, toutes les utilités ne sont que des signes indiquant qu'une volonté de puissance s'est rendue maîtresse de quelque chose de moins puissant, et lui a imprimé à partir d'elle-même le sens d'une fonction. (...) Le développement d'une chose, d'un usage, d'un organe n'est par conséquent pas le moins du monde son progressus en direction d'un but, encore moins un progressus logique (...) "
Ce qui vient confirmer ce qu'écrivait Lucrèce, à savoir que l'Univers n'est pas le résultat d'une quelconque création divine:
"Mais de Nature nous devons mettre à part tout l'ouvrage
où se constitue avant qu'on n'en trouve un usage,
tels nos sens, pour commencer, et nos membres, tu le vois.
Aussi ne peux-tu, loin s'en faut, croire, encore une fois,
qu'on les eût créés aux fins de leur fonction future."
Pour les créationnistes, même le terme de sélection naturelle prouverait qu’il existe bien une volonté extérieure qui aurait fait un choix. Darwin ne fut pas dupe de cette subtilité langagière et s’en est expliqué :
« D'autres ont objecté que le terme sélection implique un choix conscient chez les animaux qui se modifient (...). Au sens littéral du mot, sans doute, la sélection naturelle est un terme faux (...) On a dit que je parle de la sélection naturelle comme d'une puissance active ou d'une divinité ; mais qui s'oppose à ce qu'un auteur parle de l'attraction de la gravité comme régissant les mouvements des planètes ? ». Charles Darwin, The Origins of the Species, pp.77-78
C'est le piège des conventions de langage. Darwin avoue se sentir impuissant face à ces conventions de langage qui emprisonnent les sciences dans des schémas linguistiques eux-aussi héritiers de pratiques religieuses séculaires. Or, les conventions de langage ne sont pas écrites dans la Nature, comme l'explique Nietzsche dans le premier traité de La Généalogie de la Morale:
"Les physiciens ne s'y prennent pas mieux quand ils disent: "La force meut, la force cause" et autres choses du même ordre, - notre science dans son ensemble (...) est encore tributaire de la séduction trompeuse du langage et ne s'est pas débarrassée de ces petits monstres substitués par les fées... ".
Ainsi parlons-nous des langues que notre espèce a forgées dans ce lointain de notre humanité où l'esprit de superstition dominait notre ignorance de la nature des choses:
"Prendre conscience des conditions premières d'une métaphysique du langage, ou, plus clairement, de la raison, c'est pénétrer dans une mentalité grossièrement fétichiste. Elle ne voit partout qu'actions et êtres agissants, elle croit à la volonté comme cause; elle croit au "moi", au "moi" en tant qu'Être, au "moi" en tant que substance, et elle projette sur tous les objets sa foi en la substance du moi (...)" Nietzche, Le Crépuscule des Idoles.
C’est bien pourquoi les mathématiques et l’astrophysique, en autres sciences, se racontent dans un langage différent, celui des équations et des formules, libéré des contraintes étymologiques de nos langues maternelles. Toutefois, même ce langage mathématique aurait évolué.
Nous avons tous appris à l’école que l’univers est composé d’atomes et que ces atomes répondent à des lois physiques et chimiques. Pourtant, nous dit Jean-Pierre Luminet,
« Nous sommes désormais loin du temps où les catégories de la nature étaient considérées comme fixes et éternelles. Après Charles Darwin, tout a commencé à trahir une histoire longue et mouvementée ». Jean-Pierre Luminet, Le destin de l'univers, Tome II, éditions folio essais.
Paradoxale assertion, pourrait-on croire, de la part de l’éminent astrophysicien français pour lequel ces lois de la nature représentent le ciment de son métier. Or, Jean-Pierre Luminet fait preuve d’une justesse de raisonnement qui détone :
« Les lois qui sont universelles pour nous, écrit-il, créatures immergées dans l’Univers, ne sont pas nécessairement fondamentales pour l’Univers lui-même. Elles peuvent lui avoir été attribuées par un processus aléatoire, qui les rend opérantes tout le temps que vivra cet univers-là, mais qui auraient aussi bien pu être différentes (…) ».
En d’autres termes, l’Univers aussi évoluerait. Ce qui signifie que le langage scientifique qui permet d’expliquer notre présent évoluerait lui aussi, forcément soumis aux mêmes changements.
Il ne s’agit pour le moment que d’une théorie évolutionniste du cosmos, mais cette idée d’intégrer une hypothèse purement darwinienne dans le développement de l’univers est fermement défendue par le physicien américain Lee Smolin, de l’université de Pennsylvanie.
En bon lecteur de la méthode anarchiste de Paul Feyerabend, Lee Smolin propose l’idée que le terreau chrétien, avec son idée d’un Dieu Créateur, a donné naissance à une fausse conception : celle des lois physiques valables sans limites dans le temps. Serait-ce la raison pour laquelle la physique quantique et l’astrophysique ne parviennent toujours pas à se rejoindre ? Lee Smolin invoque le processus évolutionniste appliqué aux espèces par Darwin pour se libérer de l’idée de création, tant en biologie qu’en cosmologie. C’est la théorie de la sélection naturelle cosmologique. Il s’agit de remplacer l’ancienne idée de la fixité des lois de la nature par une vision relationnelle et historiciste.
Ainsi, notre univers aurait été produit immanquablement un jour ou l’autre, comme d’autres à ses côtés, sans plus ni moins. L’espèce humaine ne s’en trouve pas amoindrie ni même banalisée, elle reste un aboutissement exceptionnel à sa manière, comme le sont aussi les autres espèces qui peuplent la planète.
"Il y a sans doute une difficulté à vaincre avant d'adopter pleinement la conclusion à laquelle nous sommes ainsi conduits sur l'origine de l'homme, c'est la hauteur du niveau intellectuel et moral auquel s'est élevé l'homme. Mais quiconque admet le principe général de l'évolution doit reconnaître que, chez les animaux supérieurs, les facultés mentales sont, à un degré très inférieur, de même nature que celtes de l'espèce humaine et susceptibles de développement. L'intervalle qui sépare les facultés intellectuelles de l'un des singes supérieurs de celles, du poisson, ou les facultés intellectuelles d'une fourmi de celles d'un insecte parasite, est immense". Darwin, La filiation de l'Homme, conclusion principale.
Mais cette théorie – dont Jean-Pierre Luminet nous dit qu’elle « peut sembler gratuite dans la mesure où nous n’avons aucun accès à des données qui concerneraient l’extérieur de notre univers » - a plusieurs mérites.
Avec elle, il semble possible que chaque recoin du cosmos soit, à l'instar de chaque espèce vivant sur Terre, soumis à une évolution, ce qui permet de repenser notre approche de l’univers dans sa globalité. De même, cette théorie pointe le fait que notre cerveau est toujours l’héritier de croyances, de langages, de conceptions culturelles, qui ne laissent jamais notre esprit assez vierge pour y voir clair. Dans cette recherche pour la vérité nos plus grands scientifiques occidentaux jouent plus que jamais le rôle de pionniers.
Notes:
1. J'ai relevé ces analyses dans la conférence donnée par Guillaume Lecointre, professeur au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN), directeur du département Systématique et évolution, disponible sur le site de la Cité des Sciences et de l'Industrie: https://www.cite-sciences.fr/fr/ressources/conferences-en-ligne/saisons/saison-2015-2016/darwin-penser-le-vivant-autrement/
2. Ces deux phrases sont une adaptation d'une citation de Pierre Bourdieu, dans le cadre de ses cours donnés au Collège de France et disponibles dans l'ouvrage Manet, une révolution symbolique, éditions Points.