Bernard Pivot : « On voit certains chefs historiques de la Résistance se dire – ‘ Daniel Cordier, j’en ai jamais entendu parler’ - alors que vous êtes compagnon de la Libération, comment expliquez-vous cela ?
Daniel Cordier : Ça s’explique peut-être parce que depuis la Libération je n’ai pas fait une carrière mondaine sur les cadavres de mes camarades. » Apostrophes, 1989.
Daniel Cordier est mort à l’âge de 100 ans, en novembre 2020.
Il ne publia le premier tome de ses mémoires qu’à l’âge de 89 ans… on imagine ce qu'on aurait perdu si le sort avait décidé d’une mort plus précoce ! D’autant plus que « Daniel Cordier ne racontait pas d’anecdotes. (…) Il n’avait absolument rien du major de l’armée des Indes qui assomme son entourage en ressassant ses hauts faits. » comme l’a souligné Bénédicte Vergez-Chaignon.
C’est pourquoi, dès leur publication, les mémoires de Daniel Cordier sont devenues un classique. Le succès public fut d’ailleurs immédiat, notamment parce que le style d’écriture est vif, sans fioritures littéraires, on y lit l’Histoire à travers les yeux du jeune Cordier, et l’on est emmené, avec lui, dans les réflexions sur l’époque, dans l’incertitude, avec la fougue d’une jeunesse qui ne comprend pas tout mais qui décide sur un coup de tête de s’engager contre la trahison, de s’engager pour sauver la France.
On y lit l’évolution d'un garçon naïf en jeune homme de premier plan. On y lit sa découverte d’un monde trop complexe et la difficulté de se positionner avec assurance dans tel ou tel camp. Tout cela fait de ce récit un témoignage de premier ordre.
Daniel Cordier, doté d’une mémoire exceptionnelle, observe la manière de vivre des Français sous l’Occupation. Atterré par ce qu’il découvre en France, il évoque l’argent des marchés noirs qui coulent à flots, les Françaises qui couchent avec l’occupant, les épiciers qui s’enrichissent quand tout le monde manque de nourriture, les amis qui sont restés pétainistes malgré les évidences de la trahison, sa propre famille qui ne comprend pas son engagement auprès de De Gaulle, tous ces détails grâce auxquels la séparation entre le Bien et le Mal n’est jamais aussi bien définie qu’on voudrait le croire. Cordier évite le piège d’une simplification de l’Histoire.
Ne confondez pas Agent de Londres et Résistant.
Répondant à l’appel du 18 juin 1940 lancé par le Général de Gaulle, combien sont-ils à partir spontanément sur la route pour rejoindre Londres ? Ils sont de tous bords politiques : Daniel Cordier vient de l’extrême droite, ancien Camelot du Roi, adhérent à l’Action Française. Bref, il a surtout les idées des autres, et son récit est celui d’un jeune homme dont la mentalité évolue, qui passe d’un stade théorique à une réalité pratique. Son antisémitisme se voit ébranlé par les rencontres qu’il fait ; il découvre que les juifs ne répondent pas aux caricatures qu’il avait lues dans les journaux.
Sur le navire qui transporte la petite troupe de volontaires jusqu’en Angleterre, Daniel Cordier écrit :
« Nous sommes dix-sept jeunes qui partent pleins d’espoir de vaincre. Quand reviendrons-nous ? »
On dirait presque un poème de Victor Hugo. Une fois arrivés en Angleterre, cependant, l’action tant attendue ne vient pas immédiatement. Ces jeunes français vont passer du stade de civils à celui de soldats du BCRA, le Bureau Central de Renseignements et d'Action, c’est-à-dire des Français libres devenus soldats sous le Général de Gaulle à Londres. L’un des aspects les plus intéressants de ces mémoires réside dans le fait que Daniel Cordier distingue très nettement ce qui sépare les agents du BCRA dont il faisait partie, du reste des engagés, les Résistants, c’est-à-dire des non civils, absents à Londres en juin 1940 :
« La date de mon engagement : aux yeux de mes camarades, cela vaut tous les grades et toutes les décorations. (…) Comme les autres Free French, je ne confonds pas la Résistance et la France libre. »
A plusieurs reprises, il n’hésitera pas à enfoncer le clou :
« Quelque sympathie que j’éprouve pour les résistants, je me sens différent. »
C’est ainsi que l’on comprend qu’une guerre entre les deux bords a existé, chacun s’estimant plus valeureux que l’autre et voulant refaire la narration à son avantage. Il faut lire ces lignes, les explications de Cordier révèlent des aspects peu connus sur la Résistance.
Jean Moulin, le héros
Bien entendu, les mémoires de Daniel Cordier prennent deviennent captivantes à partir du moment où il rencontre Jean Moulin. Le destin va l’amener à devenir du jour au lendemain le secrétaire particulier de cet inconnu, dont il ignorera la véritable identité durant toute l’Occupation et qu’il ne désignera que par les pseudos de Rex ou Max.
« (…) j’ignorais que cette rencontre devait bouleverser ma vie. (…) Je n’avais pas vingt-deux ans et n’avais jamais affronté le danger ; mes propos était d’un écervelé, puisque l’Action française était devenue une citadelle de l’antigaullisme. (…) Mais Moulin, par la fonction qu’il m’offrait, m’installait au cœur de son existence, puisque je devins l’unique résistant à connaître ses domiciles. »
On le comprend, l’influence de Jean Moulin fut colossale sur le jeune homme. Bien des années plus tard, Daniel Cordier deviendra historien dans le but d’honorer la mémoire de cet homme exceptionnel qu’il révère :
« En quelques mois, Rex a forcé mon admiration. Il est devenu un être mythique, tout en faisant partie de mon intimité. En dépit de son autorité catégorique, sa gentillesse et son humour y sont pour beaucoup. (…) Je ne prétends pas qu’il existe une intimité entre nous, mais je ne crains plus de lui parler d’autre chose que de mon travail. (…) Sous le secret des pseudonymes (Rex, Régis, Max), il n’est pas seulement le patron auquel j’obéis, mais le modèle à qui je souhaiterais ressembler. »
Daniel Cordier, homme de Gauche ?
Dans un troisième opus de ses mémoires, Daniel Cordier raconte sa vie après la guerre. L’ancien agent du BCRA devient marchand d’art à Paris.
Hélas, ce troisième volet se révèle le moins réussi ; les longueurs s’accumulent car la tension que créait le danger de la guerre a disparu. Il reste un récit gentillet sur les voyages en Russie, en Amérique, les rencontres avec de nombreux artistes contemporains, des galeristes ; on comprend que Cordier poursuit ainsi un idéal de vie insufflé par son admiration pour Jean Moulin, qui était aussi artiste.
Pourtant, cette dernière partie reste intéressante justement par ce qu'elle ne dit pas. En effet, il est difficile de souscrire totalement au portrait que Daniel Cordier dresse de lui-même en tant qu’homme de gauche. Rien ici ne vient soutenir cette position. Certes, après ses cinq ans de vie extraordinaire menée avec les Français Libres auprès du Général de Gaulle, et son travail de secrétaire auprès de Jean Moulin, il a définitivement tourné la page extrême-droite, l’Action française appartient au passé de sa jeunesse ignorante, il n'est définitivement plus antisémite, et il affirme plusieurs fois se sentir touché par la misère qu’il voit en France ou en Russie.
Toutefois, rendu à la vie civile, il va se refuser à travailler, quitte à vendre quelques œuvres de sa collection personnelle lorsque les finances sont au plus bas. Une vraie existence d’aristocrate que lui permet un héritage paternel :
« C’était l’héritage de la famille Bouyjou qui me procurait les conditions de cette liberté que j’avais accusé mon père de vouloir me ravir. » p.23
Désormais il semble que le réel offre l’occasion à Daniel Cordier de donner libre cours à sa nature romanesque et sentimentale :
« N’ayant aucun but dans la vie (…) je m’abandonnai au hasard des événements (…) Les mois passaient. Parfois je m’interrogeais : et si je reprenais mes études ? » p.35
« Sans autre ambition, je vivais pour ma part au jour le jour, en me laissant paresseusement grignoter par le temps. » p.36
Dans cette existence de loisirs, Daniel Cordier va s’essayer à l’art à son tour, mais plus par dépit que par envie viscérale :
« Bref je m’ennuyais. (…) Ne sachant que faire pour occuper mon après-midi, j’eus l’idée de peindre ». p.45
Avant de découvrir bien vite que la peinture est une activité manuelle et salissante :
« La peinture, de surcroît, est un artisanat et quelque chose m’empêchait de me salir les mains, de plonger dans la matière » p.66
Ce récit s'arrête dans les années 70, or c'est à la fin de cette décennie que Cordier entame une carrière d'historien dans le but d'honorer la mémoire de Jean Moulin. Nous n'en saurons rien ici.
Malgré tout, on sort de la lecture de ces mémoires comme on sort du Panthéon : transfiguré par l’Histoire ; et avec ce sentiment nouveau que la vie des autres ne tient qu’à notre mémoire. Le jour où ils sont oubliés, ils n’ont jamais existé.
Un téléfilm retrace les grandes lignes de la vie de Daniel Cordier et, une fois n'est pas coutume, il est bien réalisé. Il s'agit de Alias Caracalla, diffusé pour la première fois en 2013 et disponible en VOD sur la plateforme Arte.fr. Lien ci-dessous: