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La conversion de Saül (Saint Paul) 1567
De prime abord, le regard est désorienté. Nos repères habituels du paysage sont absents. Où sommes-nous ? Notre œil surplombe légèrement une scène en contre-bas et pourtant elle se situe également sur des hauteurs. Il faut un instant pour réaliser que nous nous trouvons sur la crête d’une montage. Le point de vue est inattendu. On aperçoit brièvement la ligne d’horizon rassurante sur la gauche, nous manquons de chuter à la moindre pierre roulante au centre, un surprenant nuage est coincé vers la pointe des rochers à droite. Quelques pins gigantesques, quelques rochers colossaux dont on n’aperçoit pas le sommet, une pente vertigineuse sur la gauche : tout est fait pour rappeler aux protagonistes leur petitesse, et pour placer le spectateur dans une position inconfortable. Pareil à un groupe de fourmis rampant le long d’un mur, un groupe brinquebalant de soldats grimpe tant bien que mal le flanc de la montagne. Leurs lances, telles des aiguilles attirées par un aimant, penchent en arrière, vers la gauche, vers le vide. L'inconfort réside dans cette lutte des corps contre le vertige. S'arrêter c'est tomber. On les voit venir de loin, et s’en aller au loin, à droite, montant inexorablement, rapetissant au fur et à mesure. La perspective est inconfortable à la vue : les troupes s’éloignant de nous, on ne voit que l’arrière-train des chevaux, le dos des hommes. Mais de quoi s’agit-il ? Deux indices se sont glissés dans le tableau. Le premier, le moins visible, c’est un léger rayon de lumière qui vient du ciel, en haut à gauche, et descend vers le centre. Le second, c’est ce qui se passe au centre même du tableau : on voit un homme renversé à terre, tombé de son cheval qui lui-même est ventre à terre. On devine la pagaille, la troupe qui s'arrête tout autour pour constater, certains font même demi-tour, tous regardent circonspects ce qui vient de se passer; on devine les exclamations, les cris de stupeur, les voix hautes ; certains lèvent la tête vers le rayon de lumière, un soldat tend même le bras vers le ciel. L'homme qui est à terre, c'est Paul de Tarse. Ainsi, sans que rien ne l'annonce au premier regard, cette œuvre traite d’un sujet biblique. Contrairement aux œuvres du Caravage, de Giovanni Bellini, de Fra Angelico, de Fra Bartolomeo, ou encore de Rubens , le sujet du tableau ne saute pas aux yeux. C’est justement ce qui la rend magistrale. L’œuvre de Pieter Bruegel trahit une grande intelligence artistique, une façon surprenante d'amener le regard vers un but. Selon le récit biblique, Saul, en route de Jérusalem à Damas, entend la voix de Jésus, est ébloui par un rayon de lumière et chute de son cheval. A ce moment, le persécuteur fanatique des chrétiens se transforme en l'apôtre Paul. Bruegel montre l'armée de Paul de Tarse en route pour Damas, toutefois pas dans les tenues supposées du temps des apôtres, mais en tenue contemporaine et avec des armures et des armes du XVIe siècle. Le saint lui-même est vêtu d'un pourpoint et de bas bleus du temps du peintre. Bruegel, ayant vécu en Italie, n'était pas étranger au costume classique : son intention en représentant des scènes bibliques en costume contemporain était de souligner leur pertinence pour son époque. Compte tenu de la persécution et de la contre-persécution de la Réforme et de la Contre-Réforme, l'histoire de la conversion de Paul avait une signification particulière. Comme à chaque fois dans son œuvre, le peintre ne peut s’empêcher d’humaniser les sujets qu’il aborde. Ce ne sont pas des personnages aux gestes théâtraux ni aux expressions idéalisées que l’on voit ici, ce sont des êtres humains faisant des actions humaines. Le plus original dans cette oeuvre est le sentiment qu'elle fait naître en nous: nous sommes témoins d'une scène imprévue, mais ne nous n'en sommes pas spécialement les invités. Il s'agit presque d'une erreur de parcours sur un chemin déjà suffisamment long et escarpé. Bruegel propose de voir à celui ou celle qui sait voir, mais n'impose pas à voir. Voilà pourquoi, même avec un sujet religieux tel que celui-ci, on ne peut s’empêcher de sourire souvent en voyant quelques détails, comme par exemple – tout juste au pied du grand pin central, sur la gauche – un petit garçon engoncé dans un morion trop grand pour lui et dont la culotte rouge-vermillon offre la touche complémentaire qu’il fallait à cet endroit précis pour compenser le vert-sapin de l’arbre.
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Les œuvres de Bruegel invitent le spectateur à un constant va-et-vient entre la globalité et le particulier, de l'ensemble aux détails. Contrairement aux peintures pour lesquelles tout est dit explicitement au premier coup d’œil, celles de Bruegel demandent au spectateur la faculté du plaisir des sens: laisser errer son regard pour le plaisir de découvrir des petites merveilles, prendre son temps de goûter à sa peinture.