Il faut sauver la peinture du néant de l'art moderne.
La censure de l’Histoire de l’Art.
La place de Salvador Dali dans l'histoire de l'art est certainement plus importante qu'on veut bien l'écrire. Les historiens d'art ne l'aiment pas - pour ne pas dire qu'ils le détestent. Déjà dans son Histoire de L'art, Jacques Thuillier écrivait:
"La médiocrité patente de De Chiroco et les turlupinades de Salvador Dali nous empêchent d'apprécier à leurs juste valeurs d'autres œuvres..." .
Vous n'aurez donc pas d'autre explication de la part de l’éminent professeur concernant ces deux peintres. Une critique esthétique partiale, suivie d'un "empêchement" incompréhensible... puisque l'on possède un titre universitaire et que l'on fait référence, voilà que l'on s'autorise à négliger les artistes de son choix. Le soucis? Ce livre se trouve dans toutes les bibliothèques de France - y compris universitaires - et fait l'objet de rééditions identiques. Ne pas évoquer un fait de l’histoire correspond à une orientation de la narration, un point de vue, si vous préférez. N’importe quel historien qui raconte ou écrit l’Histoire ne peut évidemment pas tout écrire de l’Histoire, sinon son livre deviendrait un ouvrage réservé aux seuls spécialistes de la question. Mais évincer un artiste n’équivaut pas à évincer un fait ; c’est plus grave. Ne rien dire d’un artiste, c’est le passer sous silence ; autrement dit, le censurer.
Ernest Hans Gombrich, quant à lui, évoque succinctement le peintre espagnol, en allant un chouia plus loin que son collègue puisqu'il décrit la structure complexe d'un (seul) tableau de l'artiste. S’il reconnaît l’importance du jeu des images doubles (Apparition du buste de Voltaire en est l’un des exemples les plus connus dans l’œuvre de Dali), son analyse artistique s’arrête là. On ne nous dira rien des trouvailles en holographie, ni des travaux en stéréoscopie.
Il y a également quelques critiques d'art, toujours en quête d'une quelconque gloriole, d’une domination du goût sur un art qu'ils ne possèdent pas. Dans ce style, Hector Obalk en fait une bonne démonstration. Dans une vidéo publiée par Le Monde (La visite d’Hector Obalk : pourquoi Cézanne maîtrise-t-il mieux son art que Dali ? https://t.co/GeFcYCKV7G?amp=1), le prétendu connaisseur renvoie dos à dos Dali, Magritte, De Chririco, au pays des amateurs du dimanche ! Rien que ça. Le titre de l’article est déjà en lui-même sujet à caution: pour qui connaît le travail de Cézanne et celui de Dali, on ne peut pas poser la question de cette manière. Dali avait deux ans lorsque Cézanne est mort ; leurs œuvres ne sont pas contemporains l’un de l’autre ; leurs vies ne sont pas semblables, leur approche de la peinture ne l’est pas plus, et rien ne permet de raisonner quant à savoir si une plus grande maîtrise technique appartenait à l’un ou à l’autre. Cette question n’a aucun sens, sauf si l’on ne tient pas compte de l’Histoire, de la biographie, ou du génie personnel ; bref, si l’on n’y connait rien en Art.
Pourtant, pas de quoi être surpris, quand on sait que ce monsieur avait déjà commis un livre intitulé Andy Warhol n'est pas un grand artiste, qui nous permet de mieux apprécier la valeur de son fond de commerce.
Pour ma part, plus je découvre, plus je m'aperçois de la nécessité de l'application d'une méthode non rigide dans la lignée d'une pensée. Cette nécessité, le chercheur Joël Supéry a su merveilleusement bien la résumer
: "Ne pas se laisser impressionner par les discours et encore moins par les réputations, ne pas se laisser arrêter par le doute, mais aller jusqu'au bout de la logique, prendre le risque de faire erreur quitte à être critiqué"1.
Je ne saurai dire mieux; et cela fut ma démarche pour ce site. Je suis allé sur place, à Paris, à Figueras, à Port Lligat, à Pubol ; j'ai vu de mes propres yeux les œuvres, j'ai recoupé les lectures, et doucement l'interrogation est née en moi: mais un autre artiste que Dali a-t-il peint en 3D avant lui?
L'époque
Début des années 70, nous sommes vingt ans après les dernières œuvres de Jackson Pollock, Mark Rothko vient juste de se suicider et Picasso retombe en enfance (c'est Picasso lui-même qui le dit) pour ses trois dernières années de vie. Jamais l'aventure picturale n'a été poussée aussi loin. Nous voyons des peintures qui attirent l’œil et capturent l'esprit, des
peintures qui font éclater les limites conceptuelles. On en arriverait presque à se demander si tout n'a pas été dit à partir de cette décennie. Mais cette aventure picturale ne s'engage que dans une voie, celle de l'abstraction. A partir de cette époque elle deviendra la norme et portera différentes appellations, abstraite, conceptuelle, contemporaine, disant à chaque fois à peu près la même chose. Pour ma part je dirais à tendance nihiliste, car ces peintures, pour autant que je les admire, n'offrent que des impasses. La figuration, le paysage, la représentation sont à partir de ce moment catalogués comme une ancienne manière de voir les choses.
Dali: premier peintre en relief de l'histoire de l'Art?
Pourtant, Salvador Dali, de son côté, poursuit son oeuvre extraordinaire en se plaçant dans la continuité des plus grands maîtres de l'histoire de la peinture. Il a sans doute gardé à l'esprit Leonard De Vinci et Vermeer de Delft, deux anciens maîtres qui ont expérimenté dans ce domaine que Dali adore: l'optique. C'est d'ailleurs en cette recherche continue sur l'optique que l'on peut considérer Dali comme véritablement un très grand artiste dont les historiens n'ont pas encore vraiment mesurer la profondeur. Il a su dépasser les limites d'un surréalisme à la mode, et inscrire son oeuvre à un niveau technique supérieur grâce à ses recherches visuelles. Dali raconte:
"C'est dans la psycho-pathologie que je trouvai plus tard l'explication de ce don mystérieux de voir ce que je choisissais, en quelque endroit que je le choisisse. J'avais l'esprit paranoïaque...."
Images doubles, anamorphoses, images virtuelles, holographies et enfin stéréoscopies, Dali se passionne pour la troisième dimension et pour les procédés de restitution donnant l'illusion du relief et de l'espace. Il est en ce sens à la fois l'héritier des grands artistes-savants d'autrefois mais aussi innovateur. Mes recherches m'indiquent 1972, date à laquelle le peintre a commencé à travailler à partir de stéréogrammes "classiques", c'est à dire de deux images, une pour chaque œil, obtenues à partir d'un appareil stéréoscopique, mises en scène par Dali puis transposées sur les toiles et peintes avec la techniques des hyperréalistes. Il faut bien comprendre qu'une seule oeuvre stéréoscopique nécessite deux tableaux, un pour l’œil gauche, un pour l’œil droit, avec à chaque fois une légère différence dans l'angle de vue, pour créer le relief. Le travail effectué pour obtenir une oeuvre en relief est donc énorme, raison pour laquelle la plupart de ses tableaux en relief sont de tailles modestes, généralement 60 par 60 cm, sauf pour la Chaise qui mesure 4 mètres de hauteur sur 2m10 de largeur [photo ci-dessus].
Comment ça marche?
A l'époque où j'ai visité pour la première fois le musée de Figueras (2011-2012), les explications concernant les œuvres stéréoscopiques étaient parcellaires. J'étais entré dans ces salles au centre desquelles se trouvaient des installations de miroirs. Mais le fonctionnement n'était pas expliqué. Je me souviens également d'une exposition parisienne au Centre Pompidou où les difficultés de fonctionnement étaient les mêmes. Comment fallait-il regarder? A quelle distance? A quelle hauteur? Pourquoi deux miroirs contre deux tableaux? Et puis, c'était quoi la stéréoscopie? Nulle part n'apparaissait le terme 3D. La chose paraissait bien géniale mais on faisait la visite sans avoir rien compris. Pourtant, si Salvador Dali avait passé presque une décennie entière à peindre des œuvres stéréoscopiques, c'est que la chose devait bien fonctionner !
Bien sûr, chez vous, vous ne possédez pas les miroirs spéciaux ni les tableaux originaux; alors comment faire? Voici mon astuce pour profiter tant bien que mal de la 3D, car oui, on peut voir ses tableaux sans lunettes ni trucage. Vous savez loucher? Alors:
- Installez-vous bien dans votre chaise, votre regard à égale hauteur de votre écran d'ordinateur, reculez votre chaise pour vous situer à environ 1 mètre de distance de l'écran.
- Portez votre regard au milieu de l'image - l'espace entre les deux tableaux - et louchez doucement vers la pointe de votre nez. Allez-y doucement, il ne s'agit pas de loucher comme un dingue.
- Il faut que les images de chaque côté se superposent exactement quand vous croisez les yeux. Ne bougez pas d'un centimètre. L'image est flou, c'est normal, laissez votre regard effectuer la mise au point. ça y est: vous voyez en 3D.
Ce qui est particulièrement intéressant avec la stéréoscopie, c'est qu'elle oblige à vraiment regarder le tableau. Plus vous contemplez, plus la profondeur s'amplifie. Et bientôt vous vous mettez à observez de petits détails sur lesquels vous ne vous seriez pas arrêtés avec un tableau classique.
D'après mes recherches, voici la liste des œuvres en relief chez Dali:
Sans titre, 1972
Les lavabos, 1976
La chaise, 1976
Etude pour oeuvre stéréscopique, 1976
La toison d'or, 1977
Composition sur l'Angélus de Millet, 1978
L’œil de l'Angélus, 1978
l'harmonie des sphères, 1978
Bataille dans les nuages, 1979
Athènes brûle!, 1979 (ci-dessous: cette oeuvre stéréoscopique est pertinente en un point essentiel: seuls les rectangles de couleurs restent en relief, le cerveau du spectateur doit ensuite se battre pour choisir sur quel arrière-plan il souhaite focaliser la vision; scène de gauche ou scène de droite?)
Remarquons que la toile ci-dessus, l'Harmonie des sphères, est la seule oeuvre stéréoscopique faite pour être vue en louchant, comme vous le faites depuis le début avec votre écran, puisque qu'elle est peinte en une seule toile. Il faut superposer les deux hommes de dos (représentant Jason poursuivant la toison d'or) pour obtenir la 3D. Le résultat est saisissant.
Il peut être difficile pour le public de se représenter clairement le niveau de difficulté technique que suppose la peinture stéréoscopique, mais il est très élevé. Pour que l'image de gauche et l'image de droite se répondent parfaitement, le peintre doit possèder une exécution absolument précise et parfaite. C'est pourquoi on peut s'étonner de l'intérêt persistant des éditeurs de livres pour les fameuses "montres molles", comme s'il s'agissait là du sujet paradigmatique de la peinture dalinienne, alors qu'en tout état de cause, les plus extraordinaires exploits de notre peintre ne se résument pas à un moment unique.
Aucun ouvrage ne traite exclusivement de la vision en relief chez le peintre catalan. Les soi-disant ouvrages de référence (nombreux chez Taschen, par exemple) sont incomplets tant au niveau de liste des œuvres, de leur présentation photographique, que de leur explication. La raison? C'est sans doute l'explication de Pierre Bourdieu qui y répond au mieux:
"Il y a des questions qu'on ne peut pas poser aussi longtemps qu'on reste enfermé dans l'univers de questions à l'intérieur duquel elles sont posées"2.
Autrement dit, les historiens d'art ne trouvent pas ces choses-là parce qu'ils ne les cherchent pas.
Voilà la donc la raison pour laquelle je pose la question: Dali a-t-il été le premier peintre en 3D de l'histoire de l'art? Je pose la question, je n'affirme pas. La question me semble intéressante pour la suite de l'histoire de l'art. Depuis sa parution, cet article a été lu des milliers de fois, et je laisse toujours une porte ouverte pour qui voudrait suggérer une validation ou invalidation. A ma connaissance, aucune source ne vient contredire l'idée. Toutefois, si vous en savez plus, vous êtes les bienvenus.
1 . Joël Supéry: La Saga des Vikings, éditions Autrement.
2. Pierre Bourdieu, Manet une révolution symbolique, éditions Points Essais.
Tous droits réservés. Hugues Folloppe. Janvier 2018.