Une vie philosophique.
« Je ne veux pas savoir si des améliorations sociales permettront dans un avenir quelconque un plus grand épanouissement de l’individu, et, comme toi, je n’y crois guère. C’est moi qui compte, et toi, et quelques autres. Il faut songer que nous allons mourir ».
Voilà ce qu’écrit Georges Brassens dans une des nombreuses lettres de sa correspondance avec son ami Roger Toussenot. L’idée développée est épicurienne : il s’agit du bien-être de quelques-uns ; un ami, un proche, la famille. Pour le reste – c'est-à-dire le reste de l’humanité toute entière – la question est trop vaste. A chacun de faire de même ; à chacun de prendre soin de ses proches, de créer sa petite communauté et de s’épanouir au sein même de cette communauté. Le temps est trop court ; la mort est là, au bout du chemin. Épicure lui-même n’aurait sans doute pas boudé cette conception de la vie.
De là à dire que Brassens était un épicurien pur jus, ce serait simplifier à outrance la complexité de l’homme. Oui, en lisant ses faits et gestes rapportés par ses proches - un peu à la manière d’un Diogène Laërce notant les vies des philosophes de son temps - on remarque des traits spécifiques à la philosophie gréco-latine. Ici Pyrrhon dans son refus de porter de la gravité aux choses, là Épicure dans son partage du bonheur à quelques-uns, là encore Sénèque dans sa manière stoïcienne de traverser la douleur écrasante de ses coliques néphrétiques, ou bien même Épictète lorsqu’il trouve Roger Toussenot trop violent avec les cons et lui suggère de se contenter de les tenir à distance de manière non violente : « Ils sont cons, c’est un fait, mais que veux-tu y faire ? Tu ne dis rien aux aveugles qui ne voient pas. Alors ! Crois-moi, laisse les sots à leur sottise ! ».
Pierre Onténiente, le secrétaire particulier de Brassens, l’explique dans son livre témoignage : Georges lisait les philosophes et essayait d’appliquer ce qu’il lisait.
« J’ai une certaine philosophie anarchiste, un certain comportement en face de certains problèmes, je ne tiens pas à ce que les autres agissent et se comportent comme moi. Cela implique évidemment quand on a cette notion de la liberté de l’individu que l’on n’est pas tout à fait d’accord avec l’armée, pas tout à fait d’accord avec les lois, pas tout à fait d’accord avec le parlementarisme… mais quand je ne dis pas tout à fait, j’exagère, c’est pas du tout. C’est surtout une attitude, une espèce de morale qui ne peut pas s’appliquer au pied de la lettre, puisqu’on vit dans un système, puisque l’on vit dans un régime qui a ses lois, ses mœurs, ses habitudes, c’est assez compliqué à expliquer. Le seul paradis que je préconise, c’est le paradis de l’individu qui a ses libertés même dans la société actuelle et même dans une société pire. Ce qui a fait dire à certains que j’étais assez conservateur parce que je ne tenais pas à voir changer la société puisque je m’en accommodais bien. Mais cela aussi peut se discuter, parce que ce n’est pas facile d’avoir une morale individualiste, individuelle. C’est difficile d’être tout seul finalement ».
Le confort, Brassens s’en fout. A tel point que, le succès arrivant vers 1953-54, il n’en reste pas moins au fond de l’indigente impasse Florimont, dans le 14ème arrondissement de Paris. Cette impasse où il vit avec Jeanne,
Marcel Planche, ainsi qu’une ribambelle de chats et de chiens, et qui n’a encore jamais reçu l’eau courante ni l’électricité, le poète s'y trouve aussi bien que Diogène dans son amphore à vin. L’habitation ressemble plus à un taudis qu’à autre chose. Pourtant, Brassens le dit : « Le besoin de confort, autrefois, c’était compensateur pour les riches, ça comblait le vide de certaines vies. Maintenant qu’il se répand partout, je crois qu’il rend tout le monde un peu mou. Le cul dans un fauteuil, tu n’as pas envie de faire de grandes choses, mais dès qu’une vie est passionnée, la question de confort n’a plus beaucoup d’importance. Je pense que Beethoven, pour composer, n’avait pas besoin de confort. Le confort abîme quand on pense : avoir tout cela, être bien à l’aise dans tout cela, cela me suffit. Non, ce qui devrait suffire, c’est une passion ».
Une vie passionnée donc, avec au programme : de la lecture. Que lit Brassens ? Sa bibliothèque - aux dires des quelques personnes à l’avoir vue avant qu'elle ne soit dispersée aux quatre vents - est remarquable ; on ne peut s’empêcher de penser à la bibliothèque de Montaigne, ou du père Hugo. Surtout, cette bibliothèque personnelle est annotée : tous les livres sont écrits dans la marge de la main de Georges quand une remarque lui vient à l’esprit. Ses préférences philosophiques apparaissent dans ses lettres à son ami : « Montaigne, dont je ne te conseillerai jamais assez la fréquentation assidue… » ; "Je suis un admirateur de tous ceux qui m'apportent quelque chose et qui, évidemment, écrivent mieux que moi. Montaigne est un de ceux-là. Montaigne, je l'ai lu assez jeune, je l'ai relu un peu plus tard et, chaque fois que j'entre en contact avec lui, cela m'apporte une grande joie"; « Je songe à Platon écoutant Socrate. Ah ! Je ne connais rien de plus grand que cette profonde noblesse ! » ; « Nietzsche me plaît beaucoup. Il perce tout ce qu’il voit. […] son Zarathoustra m’enchante ».
Brassens cherche avant tout l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de troubles. Pas de concubinage, pas de mariage, pas d’enfants. Dans le film de Jean-Marie Périer intitulé "Pourquoi t'as les cheveux blancs...", Brassens répond au sujet des enfants: "Non, je n'ai pas d'enfants. C'est une position philosophique que j'ai prise à vingt ans, et comme je suis assez borné, je n'en ai pas bougé".
Une fidélité libertaire avec une femme, Püppchen, sa compagne, mais pas de ménage en commun. Les enfants, pour quoi faire ? Quand on mène une vie passionnée, on ne ressent pas le besoin de procréer. Puis, le Brassens le dit, s’il avait eu un fils qui avait voulu faire gendarme ! On imagine le malaise. Alors Georges vit en poète, et lorsque la vie d’artiste ne nourrit pas encore son homme, il déroge à sa torpeur pour s’essayer au monde du travail, mais pas à n’importe quel prix. Il ne veut pas perdre son identité propre de vue. Ainsi, sur une brève expérience professionnelle, il raconte :
« Je ne fais plus partie du personnel de la maison de reliure dans laquelle un besoin péremptoire de subsides m’avait poussé la semaine dernière. Quelques minutes m’ont suffi à comprendre qu’il ne me serait pas possible de persévérer longuement sans éprouver le désir impulsif de défenestrer celui qui se prenait déjà avec outrecuidance pour le maître de mon activité. Il était décoré de la Légion d’honneur.[…] le directeur avait un penchant déplorable à l’autoritarisme. En outre, il avait fait la guerre dans des conditions glorieuses. Je n’eusse pu coudoyer ce héros. Songe qu’il a eu cette audace de me dire d’un ton tranchant que la pipe est un instrument qui sent mauvais de l’avis des clients, et, brochant sur le tout, il m’a intimé ex abrupto l’ordre d’aller remettre une feuille de papier qu’il appelait une facture à un monsieur que je n’avais jamais rencontré et à qui je n’avais pas été présenté. J’aurais fini par l’attraper et le balancer par la fenêtre. J’ai choisi la prudence. Je suis revenu dans l’impasse Florimont où m’attendaient nos amis Jeanne, Marcel, les chats, les chiens, les livres, la pipe, la guitare et l’absence de Corne d’Auroch ».
Sa philosophie personnelle s’exprime toujours dans ses chansons, et plusieurs ont fait scandale au moment de leur sortie : Les deux oncles, en particulier. Brassens y développe son idée d’un passéisme total, même en temps de guerre, ce qui permet à l’individu de sauver sa peau.
C'était l'oncle Martin, c'était l'oncle Gaston
L'un aimait les Tommies, l'autre aimait les Teutons
Chacun, pour ses amis, tous les deux ils sont morts
Moi, qui n'aimais personne, eh bien ! je vis encor
La chanson déplaît à son public - on se souvient de l'anecdote d'un spectateur se levant et criant "Salaud!" à Georges qui interrompt alors son récital, visiblement blessé. Pourtant, côté passéisme le chanteur a toujours suivi la même ligne de pensée: La mauvaise réputation, La tondue, les patriotes, et Mourir pour des idées. Avec cette dernière Brassens y déchaîne l’ironie d’un philosophe cynique pour tourner en dérision les extrémismes de tous bords, ceux qui mènent à la mort certaine.
Mourir pour des idées, l'idée est excellente
Moi j'ai failli mourir de ne l'avoir pas eue
Il développe encore dans sa correspondance privée : « Je suis né pour fumer la pipe et mesurer la vanité de tout. Je nous vois tous couchés sous la terre. Sartre a raison : la mort est l’unique certitude. En outre, je sais que rien n’est bon, mauvais, bien ou mal. La beauté de Platon n’est rien du moment qu’un être s’éteint ».
Alors, tout bien considéré, peu de choses sont vraiment importantes : l’emploi de son temps, la santé, l’amitié, l’amour. Pour ce qui est du reste, comme l’argent par exemple, un jour, à la sortie d’un concert, un homme vient le trouver pour lui demander de l’argent : « Je sors de prison, si vous m’aidez peut-être pourrai-je redémarrer dans la vie ». Brassens lui glisse alors quelques billets dans la main. Des années plus tard, un homme se présente : « Je suis celui que vous avez aidé quand il sortait de prison. Je viens vous rendre l’argent que vous m’avez prêté. » « Gardez votre argent, répond Brassens, votre attitude et votre réussite me récompensent pleinement ».
Son attitude sceptique face aux événements est pleinement assumée. La plupart du temps, le chanteur considère même ce qu’il pense comme ne valant pas l’intérêt d’autrui : « A longueur de journée, en haussant les épaules, je me dis des trucs philosophiques que je ne juge pas nécessaire d’écrire… ». Brassens relève cette réflexion de Gide : « Vous me demandez mon opinion sur le vers libre. En ai-je seulement ? On vit si bien sans opinion. A cause des autres, j’ai dû m’en faire quelques-unes, mais c’est à peine si j’y crois ; elles me gênent ; quand je suis seul, je les renie. » Il la recopie de sa main pour mieux la faire sienne : il s’y reconnaît comme dans un miroir. C’est du Gide, mais ce pourrait être du Brassens. Et cela porte un nom : le scepticisme. Au-delà de toutes les convictions – sincères – qui ont été les siennes, de tous les partis pris – courageux – qu’il a assumés et jamais reniés, Georges Brassens a été dans sa vie, et demeure à travers son œuvre, un sceptique.
Pour les connaisseurs de ses chansons, la chose est entendue : la pensée libertaire ne permet ni dieu ni maître, et encore moins les fables millénaires :
« Je ne crois pas en Dieu, je tiens les religions pour un grave danger […] »
Voilà ce qui rend la vie de Georges Brassens hors norme, et surtout philosophique. Il est parvenu à s’appliquer à lui-même ce qu’il pensait être bon. Aucune précipitation dans la facilité, ni de déni de personnalité ; Brassens nous dit : l’individu avant tout ; un individu fort, inébranlable. Les chansons sont l’Œuvre et peuvent donner lieu à un exemple, mais l’homme, moins connu, semble s’inscrire dans une continuité de philosophie appliquée à l’existence. Ouverture d’esprit, tolérance, respect, sont les maîtres mots pour sa relation à autrui. Surtout ne jamais emmerder son voisin, est également son adage favori.
Hormis une certaine philosophie développée au quotidien et une pensée exprimée en poèmes, y aurait-il seulement une affirmation directe d'une certaine stature philosophique de la part du poète-chanteur? Une seule fois - et encore par le biais d'un autre auteur (modestie toujours) - Georges prononce ouvertement un statut de philosophe. La chanson est enregistrée en 1976; l'enregistrement ne fait pas partie des albums officiels et n'est passée qu'une seule fois à la radio. Le chanteur a choisi un texte court de Victor Hugo à l'occasion d'une commémoration de ce dernier. On sait que Brassens apprécie particulièrement Victor Hugo; on ignorait à quel point il connaissait bien son oeuvre. Le texte que Brassens met en musique est une petite trouvaille difficile à dénicher. Aujourd'hui encore, il faut se référer au livre "Chantiers" de Victor Hugo - Fragments dramatiques , dans la collection "Bouquins" Victor Hugo Œuvres complètes. L'extrait est sans titre. Le style paraît un mixte de Hugo/Brassens dans le texte. Le dernier vers est loin d'être anodin.
Altesse, il m'a fallu des revers, des traverses
De beau soleil coupé d'effroyables averses,
Etre pauvre, être errant et triste, être cocu,
Et recevoir beaucoup de coups de pied au cul.
Avoir des trous l'hiver dans mes grègues de toile,
Grelotter, et pourtant contempler les étoiles,
Pour devenir après, tous mes beaux jours enfuis,
Le philosophe illustre et profond que je suis.
Pour avancer l'idée d'un Brassens philosophe, il ne faut pas seulement bien connaitre ses chansons, il faut aussi avoir écouté avec attention les divers témoignages, les nombreux amis. Un philosophe est celui dont la vie peut être prise en exemple pour les autres car elle aura témoigné d'un certains nombre de faits et gestes dont on peut dire qu'ils étaient emprunts de sagesse. C'est l'un de ses amis, Mario Poletti, qui a su le mieux témoigner de cette idée d'un philosophe:
"La manière de vivre de Georges, le comportement qu'il avait, sa manière d'être, nous a influencé. On ne voit plus les choses de la même façon; on est tolérant; on n'aime pas les cons, c'est vrai, mais malheureusement il y en a de plus en plus. On continue à vivre à côté de Georges et à converser avec lui, post mortem. C'est quelqu'un qui nous a, d'une certaine manière, tous influencés. Tous ceux qui l'ont fréquenté vous diront: depuis que Georges est passé par nous, depuis qu'on l'a connu, depuis qu'on l'a fréquenté, il nous a laissé une manière de vivre, un comportement qui n'est pas celui qu'on aurait eu si on ne l'avait pas connu."
Alors, me rendant un beau jour de juillet sur la tombe de cet homme - tandis que sur la stèle funéraire d'en face me regardait un petit chat noir aux yeux coquins - je sus que je ne rendais pas seulement hommage à un chanteur à succès, ni à un poète français, ni à un compositeur de chansons, mais très certainement à un philosophe dont l'enseignement peut être lu et chanté.
A Sète, au cimetière Le Py, face à ce sublime décor qui donne au visiteur l'envie de passer lui aussi "sa mort en vacances", il me semble que j'ai mieux compris la modestie du personnage mais aussi, et surtout, son importance. Quasiment à l'opposé du site du cimetière Marin où est enterré Paul Valéry, le cimetière Le Py est dit "le cimetière des pauvres" par les Sétois. Dans ce cimetière, Georges Brassens repose dans une partie encore plus modeste que l'autre. Il m'a semblé que, jusqu’au bout, comme le Pauvre Martin creusant lui-même sa tombe pour ne pas déranger les gens, Brassens avait souhaité créer le moins d'agitation possible pour ne pas troubler les gens :
« Comment je souhaite finir ? au jour fixé, sans réticence ; s’il me reste encore un peu de dignité, je veux m’en aller sur la pointe des pieds […] sans le moindre tapage […] comme je suis venu. »
Bibliographie :
*Brassens, Lettres à Toussenot, ed. du Cherche Midi.
*Brassens, le regard de « Gibraltar », Jacques Vassal. ed. Fayard/Chorus
*Brassens, le libertaire de la chanson, Clémentine Déroudille. Ed. Découvertes Gallimard.
*Brassens par Brassens, de Loïc Rochard éd. du Cherche Midi, 2005.
*Brassens par Brassens, documentaire réalisé par Philippe Kohly, 2020.
*Georges Brassens, les images de sa vie. Documentaire télévisé. *"Pourquoi t'as les cheveux blancs?", film de Jean-marie Périer, 1973.
à écouter et réécouter: tous les disques !
©Hugues Folloppe, 2017.